[Dossier] Chef et entrepreneur, la fusion des savoirs
Décorés, étoilés, instagramés, les chefs qui font briller la gastronomie française partout dans le monde sont avant tout à la tête d'entreprises. Au-delà de leurs pianos, ils jonglent avec les responsabilités et les contraintes. Pleins feux sur ces business (wo)men des hautes sphères culinaires.
Je m'abonneLes indicateurs sont parlants, avec plusieurs milliers de créations d'établissements par an et des inscriptions dans des filières culinaires en pleine ébullition qui se multiplient. Guidés par une passion ou la curiosité, les candidats rejoignant l'univers de la restauration sont légion. Revers de la médaille : tous n'accèdent pas à la gloire ou n'y parviennent pas tout court, le taux de défaillances dans le secteur reste élevé (entre -3 % et -5 % environ chaque année)(1). La tâche et la concurrence sont rudes, les deux mois de confinement au printemps 2020 n'ayant pas récemment adouci les choses.
Du talent, mais pas seulement
"Personnellement, je n'avais pas conscience de tout le travail que cela représentait, confie Yannick Alléno, à la tête notamment du Pavillon Ledoyen (Paris 8e). Je suis entré dans la profession à 15 ans, sans le brevet des collèges. C'est un parcours de vie qui s'est fait au fil de l'eau, avec du courage, des rencontres et l'envie de travailler."
Le destin du chef - qui possède trois établissements, tous étoilés depuis janvier 2020 - est loin d'être isolé. Le profil "ambitieux, mais sûr de rien" serait même la tendance générale. "Il y a sans doute un peu de naïveté aussi", s'amuse Philippe Etchebest en évoquant ses débuts.
Le fait est qu'ils sont parvenus jusqu'à l'élite de la profession. Leurs expériences, leur talent et leur vision de l'entrepreneuriat recèlent de nombreux enseignements. Si l'esprit et la posture du chef-patron sont une évidence pour certains, ils s'acquièrent avec le temps pour d'autres. Mais tous évoquent l'humain et le bon sens avant toute chose. "Il faut être un motivateur et un leader, donner les directions et convaincre les collaborateurs de suivre la voie", analyse Grégory Marchand, chef du Frenchie à Paris (2e) et à Londres.
Pour Éric Frechon, chef du Bristol et du Lazare (tous deux à Paris 8e), "il est question d'une bonne gestion du quotidien, selon les besoins, à dupliquer dans l'entreprise. Les qualités créatives servent la renommée de la maison, permettent de se différencier des autres. Les qualités d'entrepreneur assurent, elles, la gestion des équipes et de faire venir du monde."
Mais, si le savoir-faire est enseigné et transmis, qu'en est-il des compétences pour gérer une entreprise telle qu'un restaurant ? L'une des bases, comme le rappelle Valérie Brégeon de Saint- Quentin(2), consultante en marketing culinaire et professeur associée à Ferrandi Paris, demeure l'indispensable fiche technique, à savoir la recette côté back-office, comprenant le prix d'achat des matières premières, le temps passé et les coûts associés...
"Quand on comprend ça, on comprend le fonctionnement d'un restaurant comme petite usine de production !" Même après 40 ans de cuisine et trois étoiles au Michelin, cette notion de rentabilité est toujours à l'esprit d'un chef comme Éric Frechon. L'équilibre financier reste la clé, comme le rappellent Yannick Alléno ou encore Christophe Adam. De même, le stress, la crainte de l'échec ne s'envolent pas pour autant. Des sentiments plus complexes peuvent également occuper l'esprit, comme l'explique humblement le chef du Frenchie : "Avec l'ouverture de notre adresse à Londres, j'ai dû gérer le sentiment de culpabilité vis-à-vis des équipes de ne plus être en cuisine plus de dix heures par jour."
Pour prendre de la hauteur sur ces situations, les chefs savent s'appuyer sur une béquille essentielle : l'entourage. Qu'il s'agisse de la famille - beaucoup travaillent avec leur partenaire de vie -, d'associés, voire de coachs professionnels, il s'agit de ne pas naviguer seul.
Se créer, pour mieux se développer
Une fois ces bases acquises, reste à les consolider en se faisant un nom, une place et en obtenant une certaine reconnaissance. Les tendances passées étaient assez normées en termes de produits, de recettes et même de design sur et autour de la table. Aujourd'hui, l'heure n'est plus au luxe absolu et à l'uniformisation. "On ne parle pas plus forcément de restaurant gastronomique, mais de cuisine d'auteur, confirme Virginie Brégeon de Saint-Quentin. C'est le glissement qui se produit entre le Guide Michelin et le Guide du Fooding. Le chef ne va pas forcément être un artiste, mais un artisan créatif qui va nous inviter chez lui. Il doit personnaliser et territorialiser afin d'exprimer qui il est - qui est son équipe - et coller à l'endroit où il s'établit."
À l'instar de Philippe Etchebest qui affirme et chérit ses racines bordelaises. Il fait le choix de développer ses projets à Bordeaux, comme en témoigne son restaurant, Le Quatrième Mur, adresse phare de la capitale girondine. Une fois cette place définie et la machine bien huilée, le challenge consiste souvent à pousser les murs ou à en trouver d'autres. Ainsi, Cyril Lignac a ouvert onze établissements en quinze ans, Éric Frechon a investi la gare Saint-Lazare avec une brasserie et un fast-good (et non fast-food) et Stéphanie Le Quellec a quitté le Prince de Galles (Paris 8e) pour ouvrir son restaurant.
Aventure à taille humaine ou projet tentaculaire, c'est l'instinct et une question de priorité qui guident les pas. Pour cadrer ses perspectives de développement, le Frenchie Hospitality Group a établi un brand book présentant la vision de la structure : "On peut être instinctif jusqu'à un certain moment, confie Grégory Marchand. Mais lorsque notre effectif a doublé, les équipes ne savaient plus où nous en étions. Cela aide maintenant dans les décisions de tous les jours et nous permet de ne pas oublier ce qui a fait notre succès."
Parfois, l'initiative vient d'ailleurs. C'est le cas avec Beaupassage, un lieu dédié aux métiers de bouche dans le 7e arrondissement de Paris, ouvert à l'été 2018. Des noms tels que Marx, Alléno, Pic, Hermé ou Polmard (éleveur-boucher) y ont trouvé résidence, dans ce passage à ciel ouvert conçu par le promoteur Emerige. "La spécificité demandée : proposer des produits à la vente à emporter, être un lieu de restauration et faire en sorte que l'offre soit accessible au plus grand nombre", indique Arthur Toscan du Plantier, directeur stratégie de Emerige.
L'enjeu était double : s'inscrire dans le quartier pour les riverains et en faire un lieu de destination pour les touristes. Avant la crise liée au Covid-19, le lieu enregistrait 3 500 passages en moyenne par jour sur sept jours, dont 30 % de visiteurs étrangers. Un pari qui semblait d'avance réussi...
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