Femme et chef d'entreprise dans la tech: une réalité plus rose que prévu ?
A l'occasion de la Journée internationale des droit des Femmes, nous avons interrogé six dirigeantes qui ont monté leur entreprise dans le secteur des nouvelles technologies. Quels sont les obstacles à être femme et dirigeante dans un milieu traditionnellement masculin ? Bonne nouvelle: ça bouge !
Je m'abonneEn 2015, d'après le ministère de la Famille, de l'Enfance et des Droits des femmes, les femmes étaient 38% à être chef d'entreprise en France. Pour le réseau Femmes Chefs d'Entreprise, il s'agirait plutôt de 25% en 2017. Une minorité, quoiqu'il en soit, face aux hommes.
Des chiffres qui suscitent la mise en place de nombreux projets pour donner envie aux femmes d'entreprendre partout dans le pays. Tables rondes autour de l'entrepreneuriat au féminin, journée de la femme digitale, articles sur les femmes d'affaires qui ont réussi... Et récemment, le documentaire "She Started It" de Nora Poggi et Insiyah Saeed. Les initiatives se multiplient pour montrer aux plus jeunes que les modèles de réussite au féminin existent et qu'il faut "oser". Un secteur en particulier est touché par le manque de représentation : celui des nouvelles technologies.
Pour vérifier si les mentalités ont évolué, nous avons interrogé six femmes chef d'entreprise dans la tech, dans des domaines d'activité variés (déménagement et stockage, mode, cuisine, e-commerce, vente de logiciel, relations presse) pour savoir quels sont, au quotidien, les obstacles qui s'opposent à elles.
La quête de parité : un impératif qui a ses avantages
Pour Laure Courty, fondatrice et p-dg de JeStocke.com, start-up spécialisée dans la location d'espaces de stockage entre particuliers basé à Bègles, à proximité de Bordeaux, il y a un avantage indéniable à être une femme. La raison : une forte quête de parité dans l'organisation d'événements professionnels : "C'est simple, si pour un événement, on recherche deux femmes chef d'entreprise à Bordeaux, on a plus de chances d'être invitées."
Une bonne chose, d'après elle : "Ça devrait être impossible d'organiser un événement sans représentation paritaire". Invitée à une table ronde à Bercy aux côtés d'Antoine Jouteau, p-dg de Leboncoin, elle indique n'être pas dupe : "Si j'ai eu cette chance, c'est parce que nous sommes encore une minorité sur ces sujets". Visible car minoritaire, donc.
Le sentiment est partagé par Alix de Sagazan, fondatrice de la très jeune mais déjà fructueuse martech parisienne Ab Tasty, qui commercialise un logiciel en Saas permettant de tester et de personnaliser le parcours client de tout type de site. "Être la seule femme dans la tech, je n'y vois que des avantages. On se sent soutenue", estime-t-elle.
L'ensemble des dirigeantes de start-up interviewées s'accorde d'ailleurs à dire que les femmes sont de mieux en mieux acceptées dans ce milieu. Et qu'on soit homme ou femme, la solidarité s'exerce avant tout entre créateurs d'entreprise pour faire face aux difficultés du quotidien et s'entraider.
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L'obligation d'être plus solide que les hommes
Pour Natacha Favry, fondatrice et p-dg de LagenceRP, agence de communication digitale et de relations spécialisée dans les nouvelles technologies basée à Boulogne-Billancourt, l'évolution est en cours : "Quand je me suis lancée, avoir trente ans et être une femme, c'était compliqué, surtout dans la tech. Il y a un peu de condescendance, on t'explique trois ou quatre fois les choses plus techniques."
Elle reste toutefois optimiste vis-à-vis des relations avec les chefs d'entreprise au masculin : "Le paternalisme a tendance à être moindre car on a affaire à une nouvelle génération d'hommes", remarque-t-elle.
Anne-Christelle Pérochon, 26 ans et fondatrice de l'application Bim, permet à 200 restaurateurs parisiens triés sur le volet de proposer leurs réservations annulées à la dernière minute à de nouveaux clients. Elle a ressenti à deux reprises qu'être une femme pouvait être un frein : "Notre offre en Saas permet de proposer une table dans l'un des meilleurs restaurants de la ville aux 60 000 utilisateurs inscrits. J'avais besoin d'un associé capable de faire du développement mobile, du web et du backend. J'ai contacté une cinquantaine de développeurs via LinkedIn mais j'ai eu un taux de réponse très faible."
A force, elle identifie la source du problème. "Au moment des rendez-vous, ils s'attendaient à voir quelqu'un d'autre arriver", avoue-t-elle. La dirigeante finit par investir dans un prototype d'application auprès d'une agence de développeurs. Puis elle essaye de travailler avec un directeur technique, mais se pose la question de son autorité naturelle en tant que femme. "Le rapport hiérarchique est un tabou social à ce niveau. Recevoir des ordres de la part d'une femme peut être difficile à accepter pour certains hommes."
Un autre défi s'impose à elle au moment de sa première levée de fond. Face à un parterre composé à 95% d'hommes, elle réalise que sa jeunesse et son statut de femme posent problème: "J'ai perçu comme une forme de surprise. Certains ne me prenaient pas forcément au sérieux." Pour dénouer ce genre de situation, elle indique avoir développé des réflexes : "J'ai pris l'habitude de remettre les choses à plat à l'arrivée. J'arrive en disant : "Voilà qui je suis"".
Pour Joy Solal et Charlotte Sieradzki, co-fondatrices de Cook Angels, service de livraison de paniers repas en kit à cuisiner chez soi : "il faut être punchy sur la présentation des chiffres pour être crédible d'entrée de jeu". La relation se joue dans les dix premières minutes de l'entretien, soit dix minutes pour faire oublier aux interlocuteurs qu'on est une femme et leur montrer directement son visage de chef d'entreprise.
Même combat pour Sonia Zarowsky, dirigeante de Teeps, une technologie de recommandation de produits par des particuliers passionnés. Elle admet que dans les relations commerciales, il faut se battre un peu plus. Elle vient de réaliser une levée de fonds d'un montant 1,5 million d'euros avec son associé, un homme. Pour elle, cette complémentarité est une chance : "Ça équilibre pas mal la relation avec les clients, les investisseurs..." Mais elle sent qu'elle a moins le droit à l'erreur : "Des personnes vont parfois se braquer. Il faut s'affirmer et ensuite, ça va mieux."
Les femmes, moins audacieuses que les hommes ?
Lorsque Joy Solal et Charlotte Sieradzki entament le sujet d'un manque d'ambition chez elles, au moment de lancer leur affaire (Cook Angels), c'est avec le sentiment qu'il s'agit là d'un mauvais conditionnement. "On réalise aujourd'hui qu'on avait du mal à l'époque à "think big" (voir grand). On arrivait pas avec l'ambition de créer une multinationale", avoue-t-elle. Joy Solal attribue cela à deux facteurs: "Je pense qu'on a moins l'habitude, au moment de l'éducation des jeunes filles, de les inciter à aller plus loin. Mais c'est aussi dû à un contexte français, où l'on s'autorise moins à voir grand." Au moment de leur première levée de fonds, les deux associées demandent de petits montants.
Même son de cloche chez Laure Courty (JeStocke.com) : "Je suis sûre que si l'on réalisait une étude en comparant les business plan montés par des femmes et ceux montés par des hommes, on verrait que les plans sur trois ans sont à des années-lumière les uns des autres". La dirigeante hésite quant à la raison de ce manque de confiance de la part des femmes : "Je ne sais pas pour quelle raison une femme va chercher moins de cash qu'un homme. Mais je constate qu'une femme aura tendance à chercher d'autres moyens et à fixer des objectifs plus réalistes, sur de petits projets."
C'est d'ailleurs à cet effet que les dirigeantes de Cook Angels ont lancé leur événement Hot Sauce, dédié aux femmes entrepreneures de la foodtech : "En montant notre entreprise, on a sollicité beaucoup de gens. On a voulu rendre ce que l'on nous avait donné", indique Joy Solal. Elles ont lancé cet événement, hébergé par le campus de start-up The Family, à Paris, notamment pour inciter les aspirantes chefs d'entreprise à oser franchir le cap.
La "Wonderwoman", un cliché poussiéreux ?
Être femme et mère, mener de front vie professionnelle et familiale, Natacha Favry, mère d'un enfant, connaît cela et n'aime pas pour autant que l'on fasse d'elle une "super héroïne". "Beaucoup de clients m'appellent la superwoman. Je trouve ça un peu condescendant, même si ça fait plaisir à l'ego", dévoile-t-elle. Dans la gestion de sa vie familiale, elle est aidée au quotidien à égalité par son mari. Pour elle, l'étape suivante, c'est lorsque l'on complimentera n'importe qui, homme ou femme, de savoir mêler vie professionnelle et vie de famille.
Pour Cécile Renaud, 34 ans, fondatrice et p-dg de Beau Market, agence d'accompagnement en e-commerce dans la mode enfantine et mère de trois enfants, combiner vie de chef d'entreprise et vie de mère de famille peut avoir des avantages : "Une femme qui a trois enfants et qui n'a pas l'air débordée, c'est plutôt rassurant, on aura tendance à vouloir lui confier son projet." Elle voit la maternité comme une force qui la pousse à relever des défis dans son quotidien de femme chef d'entreprise : "On se lève pour donner une belle vie à nos enfants, c'est une sacrée motivation, non ?" Mais reconnaît qu'en général, c'est souvent la femme qui est appelée lorsqu'il y a des urgences avec les enfants.
Confrontée à la grossesse d'une de ses employées en même temps que la sienne, elle avoue avoir été perturbée par sa réaction : "Une de mes salariées devait m'annoncer qu'elle était enceinte. Elle tremblait. J'ai lu la panique dans ses yeux. J'ai trouvé ça dommage que ça soit une gène pour elle. Selon moi, si elle a jugé que c'était le bon moment de faire un enfant, elle va revenir épanouie et donc productive", affirme-t-elle.
Face à la maternité, les dirigeantes indiquent qu'il faut savoir s'organiser et qu'il n'est pas question de mélanger vie familiale et vie professionnelle. "Pour mon troisième enfant, j'ai pris trois jours de congé maternité. Le vendredi, j'étais de retour au bureau", raconte Cécile Renaud, qui précise que"c'était plus logique que ça soit comme ça". Idem pour Natacha Favry (LagenceRP) qui indique être retournée sur le "terrain" dix jours après son accouchement. "Pour les clients, si tu es entrepreneur, soit tu n'as pas de vie familiale, soit tu la gères", souligne-t-elle. A ce sujet, la dirigeante trouve que ce sont les hommes qui sont les plus compréhensifs. "Ils se disent qu'on gère notre emploi du temps. Les femmes sont plus cruelles. Elles se disent : "si moi je gère, toi aussi tu dois le pouvoir".
Être wonderwoman sans que ça se sache alors ? Que ce soit dans les relations aux investisseurs ou face aux clients, les femmes chef d'entreprise, qu'elles se présentent enceintes à une levée de fonds comme c'est parfois le cas pour nos six témoins ou qu'elles prennent un congé maternité, il leur est demandé implicitement de se montrer très solides pour être prises au sérieux.
Face au statut de dirigeant, les six voix de femmes interrogées se sont accordées à constater que le statut de salariée génère bien plus de plaintes en matière de machisme que celui de femme chef d'entreprise. Le chef d'entreprise, un être sans genre ? Peut être que les choses évoluent en tout cas dans ce sens.