[Tribune] La véritable raison d'être du changement est "tripale"
Mettre en mouvement le changement dans la durée, en contenant toute tentation de retour arrière, nécessite d'aller puiser à la source l'énergie constitutive de l'entreprise.
Je m'abonneAprès des années de pratique et d'observation, d'accompagnement de patrons et de dirigeants, de mise en mouvement du changement, j'en suis arrivé à la conclusion que la question de la raison d'être du changement est essentielle et que la véritable raison du changement vient des tripes. Une idée parfaitement résumée par le spécialiste en management Frédéric Laloux lorsqu'il insiste sur la nécessité, lorsqu'on tente de travailler sur cette raison d'être, de s'interroger sur le " why " (le pourquoi) plutôt que sur le " how " (le comment).
Souvent, les patrons s'intéressent de façon automatique au comment de la transformation, alors qu'il faut au contraire insister sur le "why", et poser d'emblée la question de la raison d'être du changement. Pourquoi, au fond, voulez-vous changer ? Un questionnement inhabituel et déstabilisant pour certains d'entre eux, mais qui est le seul moyen d'adresser cette interrogation avec la profondeur qu'elle mérite. Car le changement, chez la plupart de ces dirigeants, est l'expression d'un besoin profond, intense, intime, "tripal" en somme.
Bras de levier du changement
Toute transformation, réinvention de l'organisation ne peut se faire que grâce à une impulsion initiale, puissante et persistante. En cela, la raison d'être tripale de ce changement, qui résonne aux tréfonds de celui ou ceux qui la portent, joue ce rôle de bras de levier, de moteur qui impulse le changement. Elle est la force nécessaire à la transformation. Aussi, lorsque j'accompagne le patron d'une entreprise, je commence par lui demander :
Quelle est la raison profonde qui motive cette volonté de réinventer son organisation ?
D'où vient-elle ? Car, c'est bien ici que se situe le véritable point de départ de la transmutation qui s'annonce, bien plus que de belles paroles.
Curieusement, ce sont d'abord les mêmes discours qui sont servis. Croyant bien faire, les dirigeants annoncent tantôt " vouloir responsabiliser les équipes ", tantôt " vouloir rendre acteur chaque collaborateur ". Parfois, il s'agit plutôt de faire en sorte que " la gouvernance soit plus agile et l'organisation plus horizontale ". Il va de soi que la vraie raison de cette volonté de changement est autre, plus en profondeur.
Or la transformation demande beaucoup d'énergie : celle-ci est déjà là, il y a juste à la découvrir, la contacter, au-delà des mots ou concepts abstraits. La raison d'être du changement doit être cherchée au plus profond, dans les tripes de celui où ceux qui la portent. Telle est la condition pour pouvoir "tenir la distance".
Une fois découverte et rendue explicite, il s'agit pour celui ou celle qui l'incarne de la contacter et la partager pour déclencher un travail d'appropriation. Pour l'essaimer au sein de toute l'organisation. Le processus de mise en mouvement est initié.
Prenons l'exemple de deux patrons d'entreprises. Le premier, c'est le patron d'une PME dans la distribution, particulièrement innovante, passée de quelques salariés à plus de cent vingt en l'espace de quelques années.
Alors que le patron fondateur se cache au départ derrière des motivations illusoires, il s'avère que son souhait profond est de renouer avec l'ADN de la start-up du départ, la dynamique et la créativité avec ce brin de folie des débuts. À son grand désespoir, malgré le succès, l'entreprise s'éloigne inexorablement de ce qu'elle était. La communication à l'échelle n'est plus aussi facile, fluide. Des frustrations naissent et se développent. Ici, la raison d'être du changement n'a donc rien d'abstrait. Elle est bel et bien tripale. En la contactant, celui-ci a pu renouer, non sans émotions, avec le souffle d'antan. L'ouverture au changement a opéré, la mise en mouvement s'est déclenchée comme par magie. Le why est devenu clair, profond et ressenti par tous.
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Autre exemple, celui d'un patron qui prétendait vouloir libérer ses collaborateurs. Cette fois-ci, non seulement la raison d'être du changement n'est pas très engageante pour les collaborateurs mais, surtout, elle n'est en rien la véritable raison d'être du changement. Il finit par prendre conscience que son aspiration profonde est tout autre. Il ressent, dans ses tripes, le besoin d'assurer la pérennité de l'entreprise qu'il a créée il y a plus de vingt-cinq ans et sa bonne transmission d'ici quelques années. Une raison d'être véritablement tripale, et du coup, porteuse d'une énergie puissante et d'émotions, que tous ont pu s'approprier car elle sonnait juste.
Place au coeur et aux ressentis
Une fois le changement lancé, l'énergie tripale exprimée, libérée, le parcours de la transformation passe par des émotions et des ressentis, propres à l'expérience que chacun vit. Ils expriment le besoin que chacun a d'être écouté, accueilli et reconnu. Et ce, dans le cas de ressentis positifs ou ouverts et plus encore dans celui de ressentis négatifs ou fermés.
Ici, le plus important est de pouvoir parler sans non-dit pour se libérer de toute énergie négative en se sachant vu comme un adulte qui va pouvoir gérer ses émotions. Au final, ces espaces d'expression permettent à ces ressentis fermés ou négatifs de se transmuter en énergie créatrice. La mise en mouvement de tous s'en trouve renforcée, au service des changements à opérer.
Processus de mise en mouvement
Après les tripes et le coeur, place à la tête. Les équipes sont maintenant dans la même dynamique, positive, aptes à avancer et à co-construire ensemble. Chacun au sein de l'organisation est en capacité de s'occuper des aspects concrets et techniques du changement. La co-construction s'accomplit alors grâce aux énergies libérées et aux talents de chacun, en autonomie et en responsabilité. Au moins autant que la raison d'être de l'entreprise, la raison d'être tripale du changement est la pierre angulaire de l'organisation qui cherche à se réinventer.
Sur le chemin, parsemé d'embûches, vers la création de valeurs à tous les étages, avec tout le soin nécessaire apporté aux personnes et à leurs ressentis, elle est celle qui impulse l'énergie du changement dans la durée. Elle est l'alpha et l'oméga de l'organisation nouvelle qui émerge et de tous ceux qui la font vivre et se développer.
Pour en savoir plus
Bernard Marie Chiquet, fondateur de l'institut iGi. Il est formateur et consultant en organisations, spécialisé sur l'évolution des modes de gouvernance. Il accompagne les entreprises à travers leur changement systémique. Son Twitter.