Benoît Thieulin : "Le numérique est un facteur immense de productivité pour les PME"
Président du Conseil national du numérique, Benoît Thieulin est l'auteur du rapport Ambition numérique, dont s'inspire le Projet de loi pour une République numérique de la secrétaire d'État Axelle Lemaire. il exhorte les patrons à se transformer et les pouvoirs publics à soutenir le mouvement.
Je m'abonneAprès trois ans de reports et d'annonces, la grande loi sur le numérique se précise avec la "Loi pour une République numérique", projet de la secrétaire d'Etat Axelle Lemaire. Dévoilé le 26 septembre et soumis à consultation publique, il est très inspiré de votre rapport "Ambition numérique" remis, le 18 juin, au premier ministre, Manuel Valls. Quel impact prévoit ce texte sur les PME françaises ?
La dernière grande loi sur la question date de 2004. Or, en 10 ans, combien de révolutions ont eu lieu dans la révolution numérique ! Nous ne connaissions alors ni les big datas, ni les smartphones, ni les objets connectés. Et l'affaire Snowden n'avait pas encore questionné la sécurité des données. Face à ces mutations, nous avons mobilisé, au sein du Conseil national du numérique, tous les acteurs de l'écosystème, des chefs d'entreprises, des chercheurs, des fonctionnaires. Ensemble, nous avons déterminé quels principes devraient intégrer la loi et lesquels, parmi ceux existant, devraient évoluer.
Pourquoi ? Tout simplement pour créer des pans entiers de création de valeur. Prenez la notion de domaine public, qui recouvre, finalement tout ce qui n'appartient pas au domaine privé. Si vous abandonnez cette définition négative au profit d'une caractérisation positive, vous ouvrez des potentiels business inédits. Car les free-lance, artisans et petites entreprises, désormais libérés de l'insécurité juridique, pourront alors utiliser de tout nouveaux biens ou contenus.
L'autre point primordial est d'ancrer, légalement, le principe de neutralité du net, c'est-à-dire de l'égalité du réseau. Car, sur le web, ce qui est une liberté fondamentale pour les individus constitue également, pour les entreprises, une liberté compétitive ou un permis d'innover. En effet, Internet se comporte, de la même manière, aveugle et indiscriminée, selon qu'on est géant ou challenger. Et offre donc aux créateurs les plus audacieux le pouvoir de se hisser au même niveau que les plus grands acteurs.
Dans votre rapport, vous demandez la création de conditions d'innovation communes pour toutes les entreprises quelques soient leur secteur. Quelles sont ces conditions ?
Nous avons demandé, au niveau européen, un Innovation Act dans lequel figurerait un statut unifié de Jeune Entreprise Innovante. Car aujourd'hui, la situation est ubuesque. En certifiant que les entreprises américaines respectent la législation de l'Espace économique européen, le Safe Harbor leur permet de s'implanter plus facilement en France que leurs homologues allemandes !
Au-delà du statut unifié, nous devons mettre en place une défiscalisation forte au niveau de la création d'entreprises innovantes. Nous sommes à un changement complet de civilisation et de systèmes économiques. Il est donc crucial de miser, plus que jamais, sur l'innovation. Et encourager, par tous les moyens, l'avènement du dirigeant créateur. Car si les entreprises ont, au fil des années, été dirigées d'abord par des ingénieurs inventeurs, puis par des producteurs, des marketeux et enfin des financiers, nous revenons à la question de l'invention.
Emmanuel Macron planche sur le deuxième volet de sa loi, consacré, cette fois, au numérique. Selon vous, quels devraient en être les grandes lignes ?
Il nous faut déverrouiller les blocages, notamment juridiques. Déjà, je l'ai dit, en créant un statut unifié, au niveau européen, des JEI. Et le compléter par un élargissement, sur notre territoire, des dispositifs du crédit impôt recherche (CIR) ou des initiatives telles que celles de la Génération Entrepreneurs Investisseurs (GEI).
D'autre part, les mentalités sur ce que recouvre l'innovation doivent changer. Pendant trop longtemps, ce terme était l'apanage de la R&D et du high-tech. Et pourtant, Blablacar a innové, non pas en concevant de nouvelles voitures, mais avec un type de service et un modèle d'affaires disruptifs. Idem pour les géants du numérique, Facebook et twitter en tête. La loi devra donc proposer de nouveaux critères d'évaluation de l'innovation.
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La loi Macron 2 devra aussi s'attaquer aux enjeux de financement. Car les start-ups qui, pour se développer, lèvent des fonds outre-Atlantique sont trop nombreuses. D'autant que là encore, la situation est totalement absurde. Car cet argent est souvent celui épargné par les Européens et investis dans des fonds américains ! Pourquoi une telle incongruité ? Car nous n'avons pas de Nasdaq européen, mais également car il nous manque cruellement d'analystes capables d'opérer de telles levées de fonds. C'est de ce genre de profils et de compétences dont a besoin l'Europe. Et nous devons donner un signal fort en ce sens.
Et enfin, cette loi, portée par un discours fort, devra rassurer sur les orientations stratégiques de nos politiques, et prouver que nous faisons le choix de l'innovation et de la technologie. Certes, c'est mieux qu'il y a dix ans, mais je voudrais qu'on aille encore plus loin. Comme en Israël où les professeurs vont dans les lycées pour les encourager à s'orienter vers les filières technologiques et scientifiques.
Que diriez-vous aux nombreux chefs d'entreprises qui voient dans la transformation numérique non pas un vecteur de croissance, mais plutôt une source d'érosion fiscale et de concurrence déloyale ?
L'érosion fiscale, c'est vrai, mais ce n'est pas né avec le numérique. En tant que dirigeant de PME, je paye 33 % d'impôt sur les sociétés alors que n'importe quelle grande entreprise française est en moyenne autour de 12%. L'optimisation fiscale est un mal européen et même mondial dans les pays développés. Le numérique le fait de manière plus visible et absurde car il capte une grande partie de l'économie contributive des Européens, véritable eldorado du numérique.
"Une PME dispose de moyens marketing équivalents à ceux d'un grand groupe"
Quant aux concurrences déloyales, il ne faut pas que l'arbre cache la forêt. Et certes, quelques géants captent une partie de la valeur, mais cette digitalisation de pans entiers de notre économie constitue surtout un facteur immense de productivité. J'en suis un exemple vivant. J'ai aujourd'hui un système d'information pour gérer ma comptabilité, mes RH, ma communication interne, pour faire une publicité ciblée. Soit des moyens marketing équivalents à ceux d'un grand groupe ! D'autant que les frontières commerciales ont explosé. Un dirigeant de PME peut, en quelques clics, vendre ses produits à Tokyo avec de la publicité ciblée, traduite en Japonais alors qu'il n'en parle pas un mot.