Comment les réseaux sociaux ont disrupté les médias !

Les médias français traversent une crise sans précédent liée à trois disruptions qu'ils subissent depuis dix ans : une disruption technologique, une disruption éditoriale et une disruption culturelle. Si l'on ne comprend pas ces phénomènes de rupture, nous serons aveugles sur la suite des événements.
Je m'abonneEntrons maintenant dans le fond de la crise. Quelques chiffres pour faire autorité et dissiper les discours rassuristes :
- Les revenus publicitaires de la presse quotidienne nationale sont passés de 660 millions d'euros en 2000 (représentant 60 % des revenus) à 180 millions d'euros en 2018 (soit 34 % des revenus) (La Réclame).
- En 2021, 55 % des Français déclaraient ressentir de la méfiance vis-à-vis des médias et de l'information, plaçant la France parmi les pays européens les plus méfiants envers leurs médias (Digimind).
- Entre 2020 et 2022, le temps passé devant la télévision a chuté de 30 minutes par personne, une baisse sans précédent dans l'histoire des statistiques d'audience (Centre d'observation de la société).
- À la rentrée 2024, la radio a perdu 295 000 auditeurs par rapport à la même période en 2023, reflétant une tendance générale à la baisse de l'écoute radiophonique (Le Monde).
Bref, sur l'audience, la confiance et la monétisation, rien ne va plus. Et le coup de grâce est venu en 2024 de YouTube France, qui a annoncé, presque un peu gêné, avoir dépassé la télévision en audience globale. « Selon des chiffres Médiamétrie, communiqués par YouTube, le site et l'application de YouTube sont passés devant les chaînes de télévision françaises en nombre d'utilisateurs » (BFM Business).
Le mal est fait. Mais quel mal et pourquoi ? Le mal, c'est l'époque, au sens le plus global et brouillon possible. Clarifions cela avec ces fameuses trois disruptions que je vous teasais en début d'article.
1 - Disruption technologique : Big GAFAM is watching you
Ce n'est un secret pour personne, mais les réseaux sociaux ont changé la face du monde. Facebook fut le premier des actuels leaders (je passe exprès sur ceux qui l'ont précédé, sinon il faudrait en faire un livre), et il est arrivé avec une thèse simple : « L'ajout de 7 amis dans les 10 premiers jours suivant l'inscription nous assurait de garder un utilisateur à vie » (Mark Zuckerberg). Les réseaux sociaux sont d'abord... sociaux. Je sais, cela paraît évident, mais c'est crucial, et nous y reviendrons.
Avec le temps et l'émergence des autres géants (Instagram, YouTube, Twitter, LinkedIn, Snapchat et TikTok), cette sociabilité s'est accompagnée de la nécessité de trier des contenus devenus trop massifs en volume.
Autrefois réseaux sociaux, ces grandes plateformes se sont muées durant la décennie 2010 en médias sociaux. La différence entre les deux n'est pas juste un jeu de mots pour se donner un air d'expert, c'est un changement de paradigme total.
Dans un média social, en revanche, le contenu est le nerf de la guerre. Le tri à effectuer est titanesque et fait intervenir "el famoso" algorithme des plateformes, ce mot fourre-tout désignant la manière dont ces médias sociaux gèrent le contenu qu'ils vous proposent.
Ce tri de contenu est leur disruption technologique fondamentale. Grâce aux données personnelles, ils peuvent connaître :
- Votre âge
- Votre orientation sexuelle
- Vos opinions politiques
- Vos hobbies
- Vos insécurités
- Vos goûts culturels
Ils vous proposent alors, sur mesure, à travers leur « catalogue », les contenus les plus susceptibles de vous faire rester sur leur plateforme.
Cet écart technologique est d'une telle ampleur que les médias traditionnels font pâle figure en devant capter une audience large et diverse avec des contenus similaires pour tous. Une guerre perdue d'avance.
2 - Disruption éditoriale : on ne va pas refaire la télé de papa
C'est probablement l'aspect du problème le moins commenté dans la littérature scientifique ou sur les plateaux d'experts. Peut-être parce que c'est générationnel. Peut-être parce que cela accompagne la disruption technologique. Peut-être parce que cela emmerde ceux qui galèrent dans la nouvelle média economy.
Mais les formats ont changé. On peut les découper en quatre blocs d'importance différente : le format, l'incarnation, les codes et la communauté.
Le format, c'est assez facile d'y répondre. Jean-Louis Comolli écrivait en 1970 dans Les Cahiers du cinéma : « Les films ne sont pas seulement des oeuvres artistiques mais aussi des produits idéologiques qui reflètent les conditions matérielles, économiques et sociales dans lesquelles ils ont été créés. » Pas mieux. Cela a amené toute une flopée de petites productions improbables, cultes et adorées, car sincères et calquées sur leur génération.
Les conditions de production des réseaux sociaux sont celles du moindre budget, amenant une authenticité que le public ne savait pas qu'il voulait. Cela nous amène à l'incarnation. Premier élément notable de la percée des premiers YouTubeurs (Cyprien, Kemar, Mister V...), où, pour la première fois, on regardait du contenu comme si c'était fait par notre pote. Des blagues débiles, des sketchs courts, un montage maladroit et... le public était conquis.
3 - Disruption culturelle
C'est celle qui me passionne le plus, même si je crois qu'elle est la conséquence des deux premières disruptions et non la cause, comme certains le défendent. Les réseaux sociaux sont d'abord... sociaux. Contrairement aux médias traditionnels, ils ne se construisent pas en vase clos mais en communauté, de manière totalement itérative.
Cette construction « pas à pas » est un changement culturel majeur. On ne veut plus d'un producteur qui arrive sans prévenir pour nous imposer un programme qu'il trouve génial. Dans notre génération, on construit en public.
Inoxtag a gravi l'Everest et en a fait un documentaire de 40 millions de vues (c'est beaucoup). Mais il n'a pas caché son projet pour le balancer d'un coup. Il a expliqué en avoir envie, il a pris la décision d'y aller, il s'est entraîné pour être au niveau, il a annoncé son départ des réseaux sociaux, il a envoyé quelques items à ses amis YouTubeurs pour annoncer son retour, et il est revenu avec le meilleur documentaire produit par un gars d'internet. Chaque étape d'un des plus gros projets de l'économie d'internet a été construite en public. Alors oui, même si je suis un grand défenseur de cette révolution, il y a des points à garder à l'esprit :
- Les réseaux sociaux sont des plateformes américaines sur lesquelles nous ne sommes pas souverains.
- Une génération qui se construit dans l'oeil de ses pairs est aussi une génération auto-centrée et potentiellement fragile psychologiquement.
- Avoir des millions d'abonnés ne fait pas de nous un expert, même si l'on peut parfois le croire.
- Les médias traditionnels ne sont pas nécessairement de mauvaise qualité, mais ils sont inconscients du danger qui les guette. Et même si j'ai beaucoup d'abonnés et que je passe à la télé, tout ce que je dis peut et même doit être débattu.
Merci de m'avoir lu, merci internet, et allons bâtir le futur des médias !
Sixtine et Wallerand sont des entrepreneur et personnalités médiatiques. Cofondateurs du Crayon Groupe (Le crayon, les pépites de France, le surligneur, le princeau). Ils sont également conférenciers (Google, VivaTech, TEDx...) et chroniqueurs télé (M6 & BFM Business) sur leurs thématiques de prédilection : les réseaux sociaux, l'influence et l'innovation.