[Interview] Elisabeth Laville (Utopies) : " Les entreprises doivent déconstruire les préjugés "
Accueillir des réfugiés et migrants s'avère une vraie opportunité pour l'entreprise. Non seulement ces collaborateurs font preuve d'une grande résilience, mais ils contribuent à enrichir l'entreprise de points de vue nouveaux. Explications avec Elisabeth Laville, fondatrice de l'agence Utopies.
Je m'abonneQuel est le contexte actuel, en termes d'accueil des personnes immigrées et réfugiées au sein des entreprises ?
En France, peu d'entreprises revendiquent un engagement sur le sujet, elles sont globalement assez frileuses. En revanche, aux Etats-Unis, il y a davantage d'initiatives.
C'est le cas par exemple de Starbucks qui, quelques années auparavant, s'était engagé à recruter 10 000 réfugiés en cinq ans, notamment en réaction à la politique de Donald Trump. Sur les réseaux sociaux, cela avait provoqué un tollé, avec des réactions parfois très violentes ! Pourtant, l'entreprise tenait bon dans son engagement. Autre exemple que celui de Chobani, le leader du yaourt grec. L'entreprise a été fondée par Hamdi Ulukaya, un immigré kurde qui a rejoint les Etats-Unis dans les années 90 pour des raisons politiques. Aujourd'hui, il emploie 2000 collaborateurs et revendique fièrement qu'un tiers de ses salariés soit des migrants. En tout, plus de 20 langues sont parlées dans son entreprise.
Et en Europe ?
L'Europe n'accueille que 6% des migrants dans le monde. Ce sont certes des chiffres de 2015, mais il n'empêche que le défi est grand pour chaque pays, pour chaque institution, pour chaque citoyen...et pour chaque entreprise. D'ailleurs, des pays comme l'Allemagne ou l'Angleterre devancent là aussi la France : la moitié des entreprises de la tech qui y sont fondées le sont par des réfugiés ou des immigrés.
C'est pourquoi, il est nécessaire de mettre en avant des initiatives qui prouvent que ces changements sont possibles et bénéfiques. S'il s'agit juste de manifester son idée, on trouvera toujours des détracteurs qui exprimeront l'idée inverse.
En quoi s'agit-il d'une opportunité ?
Quel est le point commun entre l'iPhone, la Tesla, le post-it ou la réunion Zoom ? Ces innovations ont non seulement changé notre vie, mais elles ont été créées par des personnes issues de l'immigration, qui ont franchi les frontières de leur pays avant de repousser celles de leur marché.
L'innovation, c'est une migration : du point de vue, des pratiques, sur un terrain inconnu, etc. Plusieurs études prouvent d'ailleurs que la diversité en général, au sein des équipes, est un facteur de créativité dans les entreprises. Les différents modes de penser, de formation ou de culture arment les dirigeants pour mieux pour résoudre les problèmes.
D'après une étude McKinsey, les entreprises qui favorisent la diversité ont 40 % de chance supplémentaire de surperformer, face à leurs concurrents. De plus, cela répond à des préoccupations d'ordre sociétal, ce qui n'est pas négligeable pour des entreprises soucieuses de leur raison d'être. Malheureusement, il y a souvent une appropriation politique du sujet de l'immigration...
Est-ce le frein principal ?
Comme souvent, le frein principal, ce sont les idées reçues. Le sujet reste beaucoup cantonné à de l'idéologie, des peurs ou des représentations. C'est pourquoi, les entreprises ont un rôle à jouer pour déconstruire les préjugés. Elles doivent le faire par le pragmatisme, en tant que machines aptes à faire bouger les représentations, tant en interne qu'en externe, par leur marque, leurs communications ou leurs engagements.
Bien sûr, il est difficile de franchir le pas, on peut même parfois se confronter à des réticences en interne, mais cela est possible.
Comment ?
Il y a des associations dont c'est l'objectif, comme l'organisation internationale Singa : elles aident aussi bien les entreprises que les migrants à initier cette démarche. D'autant plus que d'autres freins existent, comme l'équivalence des diplômes. Ces derniers ne sont pas valables d'un pays à l'autre et les parcours académiques ne sont pas toujours reconnus.
Il faut donc aussi travailler avec chaque filière, afin que chacune reconnaisse des équivalences. L'accueil des migrants est souvent vu comme une contrainte. Il doit être perçu comme une opportunité. (NDLR : une personne ayant le statut de réfugié a le droit de travailler au même titre qu'une personne de nationalité française.).
Comment intégrer ces nouveaux collaborateurs ?
Ils s'intègrent par le métier, en montrant combien ils sont bons dans leur travail. Il peut y avoir des échecs, mais pas davantage que dans le cadre d'un recrutement 'standard'. Mais toutes les entreprises qui ont choisi des immigrés ou réfugiés confirment l'incroyable enrichissement humain que cela représente.
Ces personnes ont fait des trajets de plusieurs jours voire semaines pour quitter leur pays et une situation relativement confortable, pour échapper à la guerre ou à l'oppression politique. Elles avaient un métier, une reconnaissance sociale. Leur parcours prouve qu'elles sont dotées de qualités dont les entreprises ont besoin, a fortiori dans la période actuelle : à savoir, des qualités d'adaptation, de résilience et de motivation. Et cela change la mentalité de toute l'entreprise.
Cela permet-il aussi à l'entreprise d'avoir une vraie dimension citoyenne ?
Clairement, à condition de vraiment le revendiquer. C'est un sujet que les entreprises n'osent pas trop mettre sur le devant de la scène, notamment parce que c'est compliqué d'un point de vue politique.
Or, actuellement, dans plusieurs métiers, les dirigeants peinent à constituer leurs équipes. Certains secteurs comme le bâtiment ou l'intérim font appel à des migrants, mais sans le revendiquer comme un engagement d'entreprise. Ce serait beaucoup plus efficace d'en faire un engagement formalisé, structuré. A nouveau, cela irait en résonance avec des problématiques sociétales et ce serait un facteur de force pour l'entreprise.
Est-ce aussi une manière d'enrichir l'entrepreneuriat ?
En effet, les associations comme Singa aident aussi les personnes à créer leur entreprise. Les réfugiés et immigrés représentent un vivier d'innovation, qui peut se situer dans l'entreprise, mais aussi en dehors. C'est le cas par exemple de Ghaees Alshorbajy, cet entrepreneur syrien qui a créé la start-up Kaoukab de recyclage de métaux.
" Réfugié ", " immigré ", ne s'agit-il pas de mots liés à l'administratif ?
On confond souvent les termes " réfugié ", " migrant ", " demandeur d'asile ", " immigré " ... Or si tous ces termes se réfèrent à des personnes qui ont quitté leur pays, ils recouvrent différentes situations juridiques. Et ces mots enferment ces personnes dans des cases : ils deviennent leur première étiquette, très connotée par des préjugés. Alors qu'il s'agit d'individus avec un parcours, exactement comme ceux que l'on reçoit lors d'un entretien lambda : ils ont leurs propres compétences, acquises en partie formellement et en partie par l'expérience professionnelle et humaine.
On est d'ailleurs assez proche de la problématique des femmes en entreprise ou dans l'entrepreneuriat, où des barrières sont mises, alors qu'elles sont totalement injustifiées...