Napoléon : les limites d'une ambition déraisonnée
Charles-Éloi Vial est historien. L'une de ses spécialisations ? Napoléon. À l'heure où la France célèbre le bicentenaire de sa mort, l'empereur reste une figure dont les qualités et défauts se disputent. Un dirigeant imposant, dont la faille la plus importante aura été de ne pas savoir déléguer...
Je m'abonne" S'intéresser à Napoléon quand on est historien, c'est plutôt inattendu ", affirme l'expert Charles-Éloi Vial. Diplômé de l'École des chartes et spécialisé en histoire médiévale, Charles-Éloi Vial a choisi de se consacrer à l'empereur car le travail de découverte est énorme. Aussi, sa confidence peut sembler étonnante quand on sait que la France s'organise pour célébrer le bicentenaire de la mort de l'empereur à travers différentes manifestations. Pourtant, dans les chaires universitaires, la figure de l'ancien général corse n'est pas légion.
Emblématique de l'après-Révolution, son aura a marqué son époque, traversé les décennies et s'est inscrite dans l'imaginaire collectif : Napoléon est l'un des hommes de pouvoir les plus connus de France. Mais résumer la période de l'Empire à un seul homme est bien trop réducteur. " Napoléon permet de véhiculer certains aspects de l'époque, car il est connu du grand public, commente Charles-Éloi Vial. Mais il n'a pas fait cette époque à lui tout seul. "
Aujourd'hui, il s'agit en quelque sorte de déconstruire le mythe. La vie de Napoléon a été largement reprise dans les écrits du XIXe siècle, aussi bien par ses proches que par des historiens qui ont tous pour point commun d'être des admirateurs. Il y a donc un biais dans la connaissance que l'on a de la vie de Napoléon, qui est largement influencée par une sorte de vision dorée. " Quand on regarde dans les détails, quand on lit les documents d'archives, on se rend compte qu'il n'avait rien d'un surhomme, assure Charles-Éloi Vial. Il faut se détacher de la légende léguée par la postérité pour essayer de retrouver la réalité du personnage. "
Instinct
Si l'on devait résumer sa personnalité, Napoléon est un véritable dirigeant, à la fois politique et militaire. Il parvient à conjuguer les deux et à jouer sur les deux tableaux. " Napoléon a une très bonne connaissance de la nature humaine, il fonctionne à l'instinct. Très jeune il a appris à jauger les individus et sait parler aux hommes. Il sait les mener. Il se montre convaincant ", énumère Charles-Éloi Vial.
Face à un roi, à un général ou à un simple soldat, Napoléon sait employer les bons mots. En s'adaptant à son interlocuteur, il parle à tous, échange et s'enrichit, d'une certaine manière. " Il a une capacité à apprendre qui est très rapide. Il écoute, ajoute l'historien. Quand il arrive à la tête de l'État, c'est certes un très bon militaire, mais il n'y connaît pas grand-chose en politique. Or, il prend le temps d'apprendre. " Loin d'être, de prime abord, un génie en politique, Napoléon fait preuve d'humilité quand il ignore un sujet. Il choisit donc de se former sur le tas et de progresser pour devenir un dirigeant complet.
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Dépassé
Le revers de la médaille ? Une trop grande confiance, qui enfle d'année en année et qui l'amène finalement à s'entourer de personnes effacées. " Au fur et à mesure de son règne, il est de moins en moins contredit, ce qui est très mauvais pour un chef d'État : il n'a plus d'autres sons de cloches que le sien. De plus, il devient incapable de déléguer. " Or, l'Empire français finit par atteindre une taille démesurée : un seul homme pour tout superviser n'est pas envisageable. L'erreur est proche. Et c'est justement ainsi que Napoléon entraîne sa propre chute : en voulant garder la mainmise sur tout, en refusant de faire confiances aux proches.
" Par principe, il ne se trompe jamais, il considère qu'il a toujours raison, il finit par faire prendre du retard aux dossiers. Il avait certes au début de sa carrière un certain niveau d'organisation mais son ego finira par le perdre ", insiste Charles-Éloi Vial. Les nombreuses ressources documentaires qu'utilise l'historien montrent l'homme tel qu'il était au travail. Cela implique de s'interroger plus particulièrement sur ses méthodes de travail et ses interactions avec ses collaborateurs, sur la façon dont il tient la France et ses trente départements d'alors, au point de se trouver dépassé par la quantité de tâches. " De manière générale, toutes les personnes qui évoluent avec Napoléon sont désignées par lui et lui sont en quelque sorte redevables. Il les paie bien, les aide, les décore. Il y a une forme de reconnaissance très nette. Ses collaborateurs ont conscience de vivre un moment exceptionnel, mais épuisant. Napoléon n'arrête pas de les sur-solliciter. Ils n'ont pas un jour de repos, ne peuvent pas voir leur famille ", décrit Charles-Éloi Vial.
Napoléon finit par devenir un facteur de désordre au sein de l'administration. " Dans les décennies qui suivent, après son départ du pouvoir, ses successeurs préserveront soigneusement l'administration napoléonienne qui est un trésor. Et c'est d'autant plus un trésor que Napoléon n'est plus là pour la brusquer ", poursuit l'expert, qui revient en détail sur ce manquement dans son livre Napoléon : La Certitude et l'ambition.
Aveuglé
La certitude et l'ambition sont certes des qualités, mais à travers Napoléon elles deviendront des défauts.
Ambitieux et opportuniste, marqué par la peur obsessionnelle de sa chute, par sa constante quête de pouvoir, aveuglé par sa réussite, il ne parvient plus à faire preuve de raison. En se coupant des autres, en refusant le sens de la mesure, il se perd. Et fait chuter l'Empire par la même occasion. " Napoléon a un projet hégémonique : celui d'une France toute puissante qui écrase les autres États. C'est en ce sens qu'il décide d'attaquer la Russie en 1812. On lui dit que c'est une mauvaise idée, mais il s'obstine et connaît la défaite. " Pour l'historien, l'Empereur est une personne qui pousse à s'interroger, à réfléchir. Mais derrière lui, c'est toute une organisation complexe et " une tyrannie entre le passé et l'avenir " qui doit vivre et subsister.
En savoir plus
De Charles-Eloi Vial :
La Certitude et l'ambition, éditions Perrin, novembre 2020, 288 pages, 24 €
Histoire des cent jours, éditions Perrin, février 2021, 672 pages, 27 €