Nathalie Loiseau (Ena) : "L'Ena est une petite PME"
Nathalie Loiseau est directrice de l'École nationale d'administration (Ena). Elle se positionne dans une démarche de transformation de cette institution, en essayant notamment de rapprocher secteur public et entreprises privées.
Je m'abonneQuel parallèle faites-vous entre votre poste de directrice de l'Ena et celui de dirigeant d'entreprise ?
Nathalie Loiseau : L'Ena, c'est naturellement une école. Mais c'est aussi une équipe de 180 personnes, des ressources à trouver car nous avons un tiers de ressources propres dans notre budget de fonctionnement, avec des projets à mener à bien, avec des clients, avec une marque forte et avec un développement à l'international.
Nous avons donc des enjeux de management, de qualité de produit, de transformation... Bref, des enjeux très proches de ceux des entreprises.
Quelle est votre problématique au niveau du management ?
Il s'agit de conduire une équipe constituée de profils très divers en âge, en compétences professionnelles et en statut sur un projet de transformation de l'Ena, une institution qui a 72 ans d'existence. Comme toutes les grandes écoles aujourd'hui, nous devons nous transformer, non pas à coups de grandes réformes mais en permanence, au jour le jour. Mon rôle est d'instiller l'envie et la culture du changement.
Peut-on vraiment instiller l'envie de changement ?
Oui, mais il faut convaincre les collaborateurs qu'ils sauront faire différemment et mieux, qu'ils en sont capables et que le changement va venir d'eux. Il ne peut pas être imposé, il n'est pas l'instruction d'un chef. Mais ça doit être le projet de tous.
"En France, nous avons un rapport très particulier à l'État"
C'est vrai que, dans l'État, mais aussi dans de nombreuses entreprises, nous avons longtemps été dans une culture très verticale. Le patron donne des directions et les collaborateurs exécutent avec plus ou moins bonne grâce. C'est un modèle qui doit évoluer et c'est naturellement plus facile de le faire dans un établissement public à taille humaine comme l'Ena.
Si l'Ena est une PME, son image de marque est souvent écornée. Comment l'expliquez-vous ?
En France, nous avons un rapport très particulier à l'État. Les citoyens et les entreprises en attendent beaucoup plus qu'ailleurs. Y compris quand le discours consiste à dire que l'administration intervient trop.
Dans les journaux, dès qu'il y a un événement, le premier réflexe est de savoir que fait l'État, si les choses ont été bien faites. Nous nous posons rarement la question de ce que nous pouvons faire en tant qu'acteur de la société civile. Ce phénomène est très français ; il y a peu de pays où l'on réagit ainsi.
Mais pourquoi un tel focus sur l'Ena ?
L'Ena, c'est un peu le concentré du rapport que nous avons avec l'État. Tout d'abord, il y a un cliché qui veut que toute la haute administration soit formée par l'Ena. Or, seulement un tiers des hauts fonctionnaires sortent de cette école.
Par ailleurs, nous pensons aussi que l'intégralité de la classe politique a fait l'Ena. En réalité, c'est seulement 2 % de nos anciens élèves qui font de la politique... Quel que soit l'homme ou la femme politique qui s'exprime, quand on veut critiquer son discours, on dit "vraiment, ces énarques..." Or, la plupart du temps, ce n'est pas le cas.
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Il y a une forme d'injustice ?
Cela vient du fait qu'en France, lorsque nous sommes insatisfaits, nous aimons trouver des coupables. Cela m'a frappé quand je vivais aux États-Unis. Pendant le second mandat de Georges W. Bush, les Américains n'étaient pas contents de leur président. En même temps, la vie continuait, les initiatives individuelles se poursuivaient.
Chez nous, quand rien ne va, c'est "à qui la faute". C'est un sport national. Sous la IIIe République, c'était les avocats, les professeurs, les juifs, les francs-maçons qui étaient pointés du doigt. Ce comportement doit nous alerter. Je ne dis pas que tout le monde doit se dédouaner de tout, mais l'auto-examen n'est pas assez fréquent. Et dire systématiquement que c'est la faute à Bruxelles, aux énarques ou que les médias mentent, c'est une posture dangereuse.
Comment faire pour rapprocher les fonctionnaires et les entrepreneurs ?
C'est vrai que ce sont des milieux qui se connaissent mal. Ce qui a fonctionné au moment des Trente Glorieuses et de la création de l'Ena, c'est le partenariat entre les deux. La conviction que service public et secteur privé doivent s'appuyer l'un sur l'autre. Cela a disparu. Mais il n'y a aucune fatalité !
Il est toujours temps de travailler à l'ouverture d'esprit des deux côtés. D'ailleurs, tous les élèves de l'Ena font un stage en entreprise. Nous avons aussi de plus en plus de recrues qui viennent du secteur privé.
Il s'agit de stages dans les grandes entreprises ?
Non, pas seulement. J'ai voulu diversifier l'approche. Comme vous le savez, rien ne ressemble plus à l'administration qu'une grande entreprise. Et c'est ce qui m'a gêné. J'ai donc passé beaucoup de temps et d'énergie à développer les stages dans les start-up, PME et ETI. Et quelques grandes associations aussi.
Je remercie d'ailleurs tous les chefs d'entreprise qui nous font confiance tous les ans et qui n'ont, le plus souvent, aucun lien avec l'Ena et l'administration au départ.
Est-ce compliqué de prendre un énarque en stage ?
Je le dis toujours : ça ne vous coûte rien d'essayer, nous vous l'offrons ! Et vous verrez si ça vous apporte quelque chose. Les stages se passent toujours très bien. Parmi les quelques PME qui ont accueilli un énarque, il y a KissKissBankBank, Leetchi, TheFamily, Radiall, l'entreprise de Pierre Gattaz, et il est très enthousiaste ! Nous travaillons avec le Comité Richelieu pour trouver des ETI ou le Comité Colbert pour le secteur du luxe.
Enfin, nous travaillons avec Bpifrance qui nous conseille des PME qu'elle accompagne. Mais le plus important, c'est de trouver des entreprises où les dirigeants acceptent de s'impliquer. Pour que ce soit un vrai stage productif.
"Nous travaillons beaucoup sur la méthode agile et l'innovation publique"
Comprenez-vous le ras-le-bol des entrepreneurs face à la réglementation ?
Les patrons de PME sont souvent en colère contre une réglementation qui leur paraît exagérée, tatillonne, voire excessive. Et il y a beaucoup à dire et à améliorer de ce point de vue là, tout en ayant conscience qui si nous changeons la réglementation tout le temps, c'est encore pire que si elle était discutable mais stable.
Mais, par rapport à d'autres pays, la réglementation sur la qualité de l'air, de l'eau, sur la composition des produits alimentaires, ce sont des progrès collectifs. Imaginez la Chine. Là-bas, vous n'êtes pas encombré par la réglementation. Mais vous avez des millions de Chinois qui manifestent et s'expriment sur les réseaux sociaux car ils ne veulent pas vivre dans un pays pollué. Et en termes de stabilité économique, c'est un énorme maillon faible.
Ce qui est important, c'est que les fonctionnaires apprennent à travailler en partenariat avec les parties prenantes, pas en vase clos. Ils doivent trouver le meilleur équilibre entre l'intérêt général et les préoccupations des professionnels.
"Bien souvent, nous pouvons faire l'équation un ministre égal une loi"
Le problème, c'est surtout la multiplication de la réglementation. Que faire ?
Sur l'abondance de la réglementation, il faut être lucide et regarder la taille d'un gouvernement. Bien souvent, nous pouvons faire l'équation un ministre égal une loi. Ce ne sont pas les fonctionnaires qui inventent des lois tous les matins. Car l'administration, aussi, a besoin de stabilité pour analyser l'impact réel d'une loi. Mais, bien souvent, un secrétaire d'État explique que sa présence au gouvernement doit être marquée par la création d'une nouvelle loi. Il y a un vrai sujet au niveau du politique.
Il en va de même au Parlement. La plupart des textes de loi préparés par le gouvernement font une trentaine d'articles. Mais, quand ils sortent du Parlement, ils comprennent entre 200 et 300 articles. Avec une qualité normative qui n'est pas toujours au rendez-vous, et la mise en place souvent longue de décrets d'application, donc de l'incertitude pour les entreprises.
Quels enseignements les dirigeants de PME peuvent tirer de l'Ena ?
Nous travaillons beaucoup sur la méthode agile et l'innovation publique. Je ne sais pas à quel métier exact je forme mes élèves puisque les métiers sont en transformation partout, dans le public comme dans le privé. Nous essayons donc de leur donner des méthodes permettant l'innovation, c'est-à-dire de travailler en mode projet. Le but est de rassembler des équipes, non pas en fonction d'un organigramme établi, mais en fonction de l'appétence des collaborateurs à s'investir dans certains projets.
C'est une façon de libérer des énergies et de découvrir des talents inattendus. C'est le contraire de la façon dont nous avons travaillé pendant des décennies où nous voulions créer des jardins à la française, censés s'appliquer à tous. Cela a marché pour créer Airbus ou Ariane. Mais aujourd'hui,nous n'en sommes plus là.