[Tribune] La nouvelle approche de la religion en entreprise
La loi Travail apporte la possibilité à un employeur d'inscrire dans le règlement intérieur le principe de neutralité en matière de religion en entreprise. Que recouvre ce principe ? Quels changements sont attendus ? Comment doit-il être mis en place ? Tour d'horizon.
Je m'abonneDans les entreprises privées, la liberté des salariés d'afficher leurs croyances ou de manifester leur appartenance religieuse est un principe fondamental, qui doit être respecté par l'employeur dans la mesure où cela ne constitue pas un trouble objectif à la bonne marche de l'entreprise. Cette liberté gouverne toute la vie du contrat de travail, de l'embauche à la rupture du contrat.
Depuis l'adoption de la loi Travail du 8 août 2016, il est cependant possible d'inscrire dans le règlement intérieur le principe d'une neutralité et de restreindre la "manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l'exercice d'autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l'entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché" (art. L. 1321-2-1 nouveau du Code du travail).
Ce principe de neutralité est large et, en théorie, ne vise pas uniquement la pratique d'une religion. Ces dispositions ont-elles fondamentalement changé la gestion du fait religieux en entreprise ?
En application du principe de laïcité institué à l'article 1er de la Constitution, la neutralité au travail s'imposait déjà à l'État employeur, aux entreprises publiques, ainsi qu'aux entreprises privées qui ont une mission de service public, telle qu'une caisse primaire d'assurance maladie par exemple.
Pas de bouleversements
Jusqu'à présent, le principe de neutralité ne visait pas la sphère privée. Toutefois, le Code du travail permettait déjà aux entreprises de ce secteur d'apporter des restrictions à la liberté religieuse dès lors que celles-ci étaient justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché. Et les entreprises maniaient cette faculté avec beaucoup de prudence car les clauses d'un règlement intérieur supprimant d'une façon générale pour l'ensemble des salariés l'exercice d'une liberté fondamentale telle la liberté de religion étaient jugées nulles.
Le nouveau principe de neutralité issu de la loi Travail ne devrait pas bouleverser la pratique des entreprises, ni des juges : ces derniers continueront d'apprécier la licéité des restrictions posées aux libertés fondamentales en fonction des principes de justification et de proportionnalité. Et l'employeur devra toujours trouver une cause légitime pour restreindre les manifestations de conviction religieuse des salariés.
À cet égard, deux affaires pendantes devant la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) et portant sur la possibilité pour une entreprise privée d'interdire à une salariée d'être voilée compte tenu de ses contacts avec la clientèle en témoignent. Dans l'une, l'avocat général a considéré qu'une telle interdiction qui se fonde sur un règlement intérieur prohibant les signes politiques, philosophiques et religieux visibles au travail, peut être justifiée afin de mettre en oeuvre la politique de neutralité fixée par l'employeur, politique qualifiée de "légitime".
Dans l'autre affaire, transmise par la Cour de cassation française, l'avocat général a considéré qu'imposer un code vestimentaire parfaitement neutre peut constituer une discrimination indirecte, qui ne peut être justifiée que si elle est proportionnée à la poursuite d'un objectif légitime. La CJUE qui devrait prochainement se prononcer sur ces deux affaires pourrait donc influer sur l'application effective du principe de neutralité issu de la loi Travail.
Élaboration d'une charte
Certaines entreprises, sans édicter un principe de neutralité, souhaitent élaborer une charte des pratiques religieuses. Dans ce but, elles peuvent s'inspirer du guide pratique du fait religieux publié par le Ministère du travail, le 26 janvier 2017. Cet outil présente sous forme de questions-réponses, des illustrations concrètes des problématiques rencontrées dans les entreprises : peut-on sanctionner un salarié qui refuse d'exécuter certaines tâches en raison de ses convictions religieuses, peut-on interdire l'installation d'objets religieux dans l'espace de travail... Tels sont certains des cas abordés par le guide.
Dans la mise en oeuvre de cette charte, les entreprises ne devront pas négliger la communication, afin d'informer le personnel des règles applicables à l'égard de tous, et la formation des managers pour accompagner son application, ainsi que l'éventuelle adaptation de leur règlement intérieur.
Joël Grangé est avocat associé du cabinet Flichy Grangé Avocats.Considéré comme l'un des plus grands spécialistes du droit du travail et du droit de la sécurité sociale, Joël Grangé conseille et accompagne de grands groupes français et internationaux, cotés ou non, pour définir et déployer leur stratégie sociale.