[Étude de cas] Biscuiterie Jeannette : le rachat de la dernière chance
Les ouvrières de la biscuiterie Jeannette ont défrayé la chronique en occupant l'usine caennaise l'année dernière. Aujourd'hui, c'est le nouveau repreneur de la PMI centenaire, Georges Viana, qui est sous le feu des projecteurs. Son but : relancer une production haut de gamme d'ici à fin 2015.
Je m'abonneLa Biscuiterie Jeannette est morte, vive la SAS Jeannette 1850 ! C'est sous cette nouvelle raison sociale que le plus ancien biscuitier caennais renaît une nouvelle fois de ses cendres depuis février 2015. Après deux années chaotiques marquées par la liquidation judiciaire de la PMI, suivie de l'occupation de l'usine par les ouvrières, puis de la reprise inespérée de l'activité et de la marque à la barre du Tribunal de commerce, 2015 est enfin placée sous le signe de la relance.
À 49 ans, Georges Viana, nouveau dirigeant, est le seul à avoir présenté un projet industriel doté d'un volet social avec le maintien de l'activité dans la région et la création d'emplois.
Fin 2014, il a réussi à récolter plus de 100 000 euros en deux mois auprès de 2000 contributeurs (contre 50 000 euros initialement attendus), via la plateforme de financement participatif BulbInTown.com.
Malgré cet élan de solidarité, Jeannette n'est pas sortie d'affaire. Aujourd'hui, il manque encore 700 000 euros au repreneur pour commencer une production industrielle digne de ce nom. C'est la raison pour laquelle, il vient d'initier une nouvelle campagne de crowdfunding en ligne. Cette fois, il ne compte plus remercier sa communauté de soutien en lui promettant des madeleines mais en lui proposant de devenir actionnaire de la nouvelle société.
"Cet augmentation de capital nous aidera notamment à financer l'achat de machines et notre fonds de roulement. La priorité est d'abord d'attirer un maximum d'investisseurs citoyens avant de solliciter les banques", détaille Georges Viana. Lui en est persuadé, ce n'est que par un recentrage du positionnement sur le haut de gamme qu'il pourra sauver la marque d'antan.
Une biscuiterie de renom
Georges Viana souhaite ainsi redonner ses lettres de noblesse au savoir-faire artisanal d'exception d'origine de l'illustre biscuiterie, fondée en 1850. En cela, il s'inscrit directement dans la lignée des premiers bâtisseurs de la PMI. Et ce, même si c'est bien loin de la madeleine que se spécialise la Maison pâtissière Mollier, berceau de Jeannette.
Au milieu du XIXème siècle, ce sont ses sablés normands, ses biscuits secs et ses petits fours qui font la renommée nationale de l'établissement. Distribuées à travers un réseau d'épiceries fines, ces créations sont récompensées à plusieurs reprises dans le cadre de différents concours culinaires à Saint-Lô (1882), à Cherbourg (1886) ou encore à Caen (1883). La Maison Mollier remporte même la médaille d'argent à l'occasion de l'Exposition universelle de Paris en 1900.
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Un nouveau dirigeant spécialiste du redressement de structures en difficulté...
À 49 ans, Georges Viana, repreneur de Jeannette, fait figure de sauveur de la dernière chance. Le repreneur a fait ses armes au sein de grands groupes (Lyonnaise des eaux, CGI Informatique), en se spécialisant dans la gestion des projets difficiles comme le redressement de filiales en rance et à l'international. "Les missions impossibles, c'est ma spécialité depuis 25 ans !"
... décidé à préserver l'héritage de la plus vieille biscuiterie de Caen
Début 2014, alors qu'il recherche une PME à reprendre, c'est par hasard, au détour d'une coupure de presse qu'il entend parler du "cas Jeannette" à travers le bras de fer engagé par les ouvrières occupant l'usine depuis février. "Je connaissais bien la marque, qui a bercé ma jeunesse. Leur combat m'a touché", raconte Georges Viana. Après avoir pris conseil auprès d'entrepreneurs et d'experts de l'agroalimentaire, il se décide à déposer une offre de rachat fin 2014.
Ce n'est que trente ans plus tard que Lucien Jeannette, repreneur de la société, diversifie sa production vers la madeleine, une spécialité lorraine à pâte jaune. Très attentif à la qualité de ses matières premières, il pressent par ailleurs rapidement l'importance de se créer une identité de marque forte et différenciante, axée sur la valorisation du terroir local.
Georges Viana veut redonner ses lettres de noblesse au savoir-faire artisanal de la biscuiterie fondée en 1850
Reproductions de scènes de vie de la campagne normande sur les boîtes à gâteau, nom de marques évocateur du savoir-faire régional ("galette de Caen", "Petit Normandy"), réutilisation marketing des distinctions de l'entreprise... C'est d'ailleurs à cette époque qu'apparaissent les premières représentations de la laitière normande, qui deviendra plus tard l'emblème de la biscuiterie.
Malgré les années noires de la seconde guerre mondiale, à l'issue de laquelle l'usine d'Ifs est partiellement bombardée, Lucien Jeannette parvient à faire progresser l'activité en adaptant ses recettes aux restrictions et approvisionnements du moment mais aussi en se dotant de nouvelles machines plus performantes. Ainsi, si la fabrique réalise un chiffre d'affaires d'un million de francs en 1937, elle en réalise cinq millions en 1945 et près de neuf millions en 1947 (Source : Biscuiterie Jeannette depuis 1850, 160 ans de souvenirs, Annie Fettu, OREP Editions, 2010).
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Restructurations en chaîne
Un héritage artisanal que font prospérer à l'échelle industrielle ses successeurs, les frères Raymond et Jean Vinchon, durant les Trente Glorieuses. Profitant de l'essor de la grande distribution et des nouveaux processus de mécanisation de l'industrie agro-alimentaire, la Biscuiterie Jeannette embauche jusqu'à plus 400 salariés.
Rien que pour 1985, le chiffre d'affaires avoisine 100 millions de francs, dont 10% à l'export. L'ascension se poursuit un temps après le rachat de l'entreprise familiale par le groupe Gringoire-Brossard en 1986, mais se stoppe net dans les années 1990 face à la guerre des prix féroce que se disputent les leaders de l'agroalimentaire.
Restructurations, plans sociaux, rachats, culte de la productivité... La marque Jeannette pâtit depuis d'une série de repositionnements stratégiques infructueux depuis près de trente ans (six reprises au total entre 1986 et 2013).
"Jusque-là les projets de redressement ont avorté par manque de financement ou parce que les dirigeants ont privilégié l'impératif de rendement sur celui de la qualité. Les dernières années, l'essentiel de la production de Jeannette était ainsi destinée à la sous-traitance pour le hard discount. C'est pourquoi nous optons pour un modèle semi-industriel plus modeste mais qui nous semble plus pérenne", défend le repreneur.
Un million de CA en 2016
Dans ce même esprit, le chef d'entreprise compte se focaliser pour le moment sur la seule production des fameuses madeleines coquilles. À mille lieux donc des quelque 27 références de biscuits des années quatre-vingt par la PMI, destinées alors quasi exclusivement à la grande distribution. Georges Viana espère ainsi relancer l'activité industrielle d'ici à septembre 2015.
Mais pour cela, il lui faut d'abord trouver en priorité de nouveaux locaux pour l'entreprise, "l'ancienne usine étant totalement obsolète voire insalubre par endroit", souligne le repreneur qui est pour l'heure hébergé dans un petit bureau au sein de la pépinière du campus EffiSciences de Colombelles, proche de Caen.
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Une entreprise à l'histoire centenaire retracée dans un livre hommage...
À l'occasion des 160 ans de l'entreprise, Annie Fettu, auteur de plusieurs livres sur l'histoire de la Normandie, publie un ouvrage retraçant l'épopée de la biscuiterie fondée en 1850. Témoignages d'ouvrières et de dirigeants, documents et photos d'archives... L'écrivain revient sur les temps forts et difficultés qui ont marqué à jamais l'ADN de Jeannette.
... qui suscite, aujourd'hui plus que jamais, la solidarité
Des initiatives populaires émergent spontanément pour soutenir l'entreprise. En janvier, quatre équipes d'étudiants en 2e année des IUT de Caen et du Havre ont disposé de quinze jours pour concevoir un plan de communication complet pour la biscuiterie Jeannette à l'occasion du Challenge annuel de la pub. " J'ai été estomaqué par la qualité du travail abattu en si peu de temps. Je vais fortement m'inspirer de leurs propositions ", jubile Georges Viana qui présidait le jury.
"Au niveau de la production, nous réfléchissons notamment à des synergies avec la Biscuiterie de l'Abbaye, une autre entreprise de la région qui partage le même positionnement que le nôtre, mais sur d'autres gammes de gâteaux. Nous pourrions par exemple mutualiser de nos achats de matières premières. Elle vient de devenir l'un des actionnaires minoritaires de Jeannette", avance Georges Viana.
Le dirigeant souhaite réembaucher une quinzaine de salariés
d'ici la fin de
l'année
Le dirigeant souhaite aussi réembaucher rapidement deux ou trois salariés avant l'été pour atteindre une quinzaine au total d'ici la fin de l'année.
"En attendant que notre ligne de production soit complète, nous pouvons très rapidement commencer une fabrication artisanale qui nous permettra non seulement de tester nos produits mais aussi d'initier notre prospection commerciale auprès de la distribution."
Une relance progressive qui pourrait être accompagnée par des pointures du secteur. "Je suis en contact avec Philippe Parc, un pâtissier distingué meilleur ouvrier de France et champion du monde, qui voudrait soutenir notre projet en nous assistant notamment sur l'amélioration des recettes dans les prochains mois."
Ses premières cibles sont pour l'heure les épiceries fines en France mais aussi à l'international. Pour l'heure, l'objectif est atteindre environ un million d'euros de chiffre d'affaires pour le premier exercice. En ligne de mire, le dirigeant table sur un CA prévisionnel de six millions d'euros à horizon 2020. Sur un marché français de la madeleine estimé à 177 millions d'euros, le repreneur espère bien tirer ainsi une petite part du gâteau et poursuivre ainsi l'épopée de l'irréductible biscuiterie caennaise.
Jeannette 1850
Activité : biscuiterie
Ville : Colombelles (Calvados)
Forme juridique : SAS
Dirigeant : Georges Viana, 49 ans
Année de création : 1850
Année de reprise : 2014
Effectif 2013 : 37 salariés
CA 2013 : 2 M€