Les procédures d'alertes ou l'art d'allumer un feu qu'on ne sait éteindre en prévention ?
Les outils d'alerte sur les difficultés de l'entreprise sont variés et requièrent la participation de différentes parties prenantes. Ils ont pour but d'inciter le dirigeant à prendre des mesures correctives afin d'assurer la pérennité de l'entreprise.
Je m'abonneLes outils de la prévention, dont l'alerte, reposent sur deux principes clés : la confidentialité et la maitrise du processus par le dirigeant[1]. Dans la pratique, cette opacité et centralisation du pouvoir entre les mains du dirigeant peuvent limiter les chances d'une issue heureuse. Ici nous n'aborderons que les outils d'alerte du Livre VI du Code de commerce ainsi que la procédure d'alerte à la main du Comité social et économique et des associés.
Attirer l'attention du dirigeant
Le premier outil du Livre VI du Code de commerce, l'accompagnement du dirigeant par un groupement de prévention agréé (« GPA »), est conditionné à la réactivité et la seule volonté du dirigeant. Bien que l'outil soit gratuit, il ne peut s'avérer utile qu'à la condition que le dirigeant sollicite l'assistance d'un GPA. Par ailleurs, alors que cet outil a été créé depuis 1884[2] et malgré sa gratuité, le taux d'accompagnement des GPA reste relativement faible[3]. Ainsi, l'outil demeure relativement méconnu de son public. Si les dirigeants ont en général un suivi de leur activité et situation financière, ceux-ci doivent être sensibilisés sur la possibilité de se faire accompagner dès les premiers signaux faibles[4]. Afin de pallier cette inaction, un acteur privilégié au sein de l'entreprise, tel que l'expert-comptable ou le comité social et économique (« CSE »), pourrait avoir pour mission d'attirer l'attention du dirigeant sur la nécessité de se tourner vers les GPA. Ces parties prenantes privilégiées devront dès lors être formées sur l'identification des signaux faibles et la mobilisation des outils de prévention[5].
S'agissant de l'alerte à l'initiative du Président du Tribunal, elle peut être mise en oeuvre dans deux cas de figure (i) lorsque les actes déposés au greffe révèlent l'existence de difficultés ou a contrario, (ii) lorsque l'absence de dépôt d'actes auprès du greffe peut dissimuler des difficultés. Lorsque le Président du Tribunal relève des faits susceptibles de compromettre la continuité de la société, il peut convoquer le dirigeant pour un entretien confidentiel ou lui faire injonction de déposer les actes manquants auprès du greffe. Ceci étant, le Tribunal ne peut contraindre le dirigeant à ouvrir une procédure amiable ou judiciaire, et ne peut par ailleurs s'auto-saisir à cette fin depuis 2014[6].
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Alternatives à la carence du dirigeant
En cas de carence du dirigeant, le Président du Tribunal peut s'informer via les tiers parties prenantes de l'entreprise[7]. Par ailleurs, l'absence du dirigeant à son audience d'audition ou l'inexécution de l'injonction de communiquer peut inciter le Président du Tribunal de commerce à envisager une procédure d'enquête[8], mais aussi des sanctions personnelles à l'encontre du dirigeant en procédure de redressement ou de liquidation judiciaire[9]. Toutefois, si les faits relevés sont susceptibles de compromettre la continuité de l'exploitation, sans explications du dirigeant sur l'origine desdites difficultés et les mesures correctives envisagées, le Président du Tribunal est dépourvu de moyens effectifs d'aider le dirigeant au stade de la prévention.
Le Président du Tribunal peut éventuellement informer le ministère public par voie d'une note exposant les faits de nature à motiver la saisine du tribunal[10]. Le ministère public peut à cette occasion assigner le débiteur aux fins d'ouvrir une procédure de redressement ou liquidation judiciaire[11]. Malheureusement, ces procédures sont ouvertes très souvent à un stade où les difficultés de l'entreprise sont très avancées et le retournement probablement compromis. Le dossier Go Sport est une parfaitement illustration de la tardivité de l'assignation du ministère public et par voie de ricochet, de la prise en main du dossier par le Tribunal. La procédure de redressement judiciaire ouverte par le tribunal a été très rapidement convertie en une procédure de liquidation judiciaire.
Ouverture de la procédure
S'agissant de l'alerte à l'initiative des commissaires aux comptes (« CAC »), elle consiste à informer les dirigeants de l'entreprise et, le cas échéant, les actionnaires ou membres de l'organe délibérant, lorsqu'il relève des anomalies ou des faits susceptibles de compromettre la continuité de l'exploitation. Bien que la procédure d'alerte ait été renforcée et accélérée dans les situations urgentes, l'abaissement du seuil de nomination d'un CAC[12] a réduit la portée de l'effectivité de cet outil[13]. En effet, de nombreuses entreprises ne disposent pas d'expert-comptable, de sorte que l'abaissement de seuil de nomination d'un CAC a une incidence négative sur la permanence de la surveillance des chiffres de l'entreprise, la rigueur appliquée dans le suivi administratif, comptable et financer de l'entreprise, et par conséquent la fiabilité des comptes finalisés[14].
Par ailleurs, il convient de rappeler que le devoir d'alerte sort du champ de la mission générale des CAC. L'alerte du CAC, dans sa finalité, est en conflit avec le secret professionnel qui garantit la relation de confiance avec leurs clients. Il en découle que, les CAC restent hésitants à mettre en oeuvre la procédure d'alerte, notamment en l'absence de sanction légale attachée à la violation de ce devoir[15]. Toutefois, si les textes ne prévoient aucune sanction spécifique, la responsabilité civile du CAC peut être recherchée si la société peut démontrer un préjudice[16]. Il est dès lors regrettable que, lorsque cette alerte est lancée par le CAC, les dirigeants ne soient pas toujours réactifs[17]. L'alerte lancée par des CAC débouche très fréquemment sur l'ouverture d'une procédure collective, comme l'a démontré le dossier Go Sport.
Obligation d'information
Le CSE est une partie prenante de l'entreprise qui agit dans l'intérêt des salariés. Les salariés étant au coeur de l'exploitation, ceux-ci sont en première ligne pour identifier les difficultés que traverse l'entreprise. Par ailleurs, la loi instaure diverses obligations d'information au bénéfice du CSE. Ces obligations d'information permettent ainsi de remonter des informations au niveau CSE et concourent à permettre à celui-ci d'assurer son devoir d'alerte. En effet, lorsque le CSE « a connaissance de faits de nature à affecter de manière préoccupante la situation économique de l'entreprise » il peut demander à l'employeur de leur fournir des explications. A défaut de réponse suffisante de la part de l'employeur, le CSE établit avec l'assistance d'un expert-comptable un rapport qui est communiqué à l'employeur et aux commissaires aux comptes en application du droit d'alerte économique du CSE. Le rapport établi par le CSE peut servir de base aux fins de saisir l'organe de direction ou d'informer les associés de la personne morale[18]. La procédure d'alerte du CSE est confidentielle. En pratique on constate que c'est la procédure d'alerte du CSE qui permet de briser l'opacité maintenue par les dirigeants sur les difficultés de l'entreprise qui sont souvent très avancées comme l'a révélé les affaires Casino, Go Sport, ou Impériales Wheels.
Les associés de l'entreprise sont destinataires de comptes rendus de la gestion du dirigeant dans le cadre des assemblées générales, et notamment sous forme de rapport de gestion. Une fois par an, ils peuvent relever des faits susceptibles de compromettre la continuité de l'entreprise et dès lors solliciter la mise en oeuvre de mesures correctives par le dirigeant. Dans la même lancée, les associés disposent d'une faculté, une ou deux fois par an, de se faire communiquer les documents sociaux ou d'interroger le dirigeant sur la « gestion sociale » ou « sur tout fait de nature à compromettre la continuité de l'exploitation » , et le dirigeant est tenu d'y répondre par écrit. En l'absence de réponse du dirigeant, les associés peuvent saisir le Tribunal pour obtenir communication des éléments sollicités (Cass.civ., 2e, 21 décembre 2023 - n° 21-25.382 ; Cass.civ., 3e, 27 juin 2019 - n° 18-17.662). Les réponses du dirigeant sont communiquées au CAC, et ce dernier peut mettre en oeuvre son devoir d'alerte. Toutefois, il est rare en pratique qu'un associé assigne sa propre société aux fins d'ouvrir une procédure amiable ou judiciaire. Il est plus commun pour les associés, s'ils constatent des fautes de gestion qui mettent en péril la survie de l'entreprise, de révoquer le dirigeant et/ou de l'assigner en réparation du préjudice subi.
Si les outils d'alerte sont variés, et bien pensés, dans la pratique il apparaît qu'ils ne sont pas suffisants pour préempter utilement les difficultés et donc prévenir l'ouverture de procédures collectives en raison de l'inaction du dirigeant. Doit-on alors envisager une procédure d'alerte avec un outil de passation, à titre temporaire, de la gestion de l'entreprise ?
[1] « Il s'en déduit que ce dispositif d'alerte doit constituer au premier chef une protection majeure de l'entreprise, ainsi que de ses dirigeants, salariés mais aussi de ses partenaires, investisseurs, fournisseurs ou clients. En effet, la divulgation prématurée d'informations sensibles est susceptible de mettre en péril le devenir de l'entreprise et de ses partenaires économiques, mais aussi de faire craindre au chef d'entreprise qu'il n'a pas la liberté de s'exprimer totalement. La confidentialité est dès lors consubstantielle à la procédure d'alerte et doit s'imposer à toutes les étapes de la procédure. » CA de Saint-Denis (Réunion), 23 novembre 2022 - n° 21/01317
[2] Art. 33 de Loi n° 84-148 du 1 mars 1984 relative à la prévention et au règlement amiable des difficultés des entreprises
[3] « Au total, en 2019, quelque 500 entreprises ont été accompagnées par les six GPA de la région,» (https://www.banquedesterritoires.fr/montee-en-puissance-des-groupements-de-prevention-agrees-des-retraites-benevoles-au-chevet-des
[4]Rapport de la mission « Justice économique » Annexes III - Organismes patronaux et consulaires, Février 2021, p.2 (https://www.justice.gouv.fr/sites/default/files/2023-05/RMJE_ann03.pdf
[5] Rapport de la mission « Justice économique » Annexes III - Organismes patronaux et consulaires, Février 2021, p.5 (https://www.justice.gouv.fr/sites/default/files/2023-05/RMJE_ann03.pdf)
[6] Conseil Constitutionnel du 15 novembre 2013 (2013-352 QPC) ; Conseil Constitutionnel du 7 mars 2014 (2013-368 et 2013-372)
[7] Les commissaires aux comptes, les membres du comité social et économique, les administrations publiques, les organismes de sécurité et de prévoyance sociales ainsi que les services chargés de la centralisation des risques bancaires et des incidents de paiement, cf. art L611-2 du Code de commerce
[8] Lorsqu'une procédure de conciliation a été ouverte, le Président du Tribunal peut obtenir communication d'informations auprès de tiers. Le Président du Tribunal peut également charger un expert d'établir « un rapport sur la situation économique, financière, sociale et patrimoniale du débiteur » . Ce rapport établi par un expert peut permettre au Tribunal d'avoir une appréciation de la situation de l'entreprise présentée par un expert tiers à l'entreprise ; Art. L611-6 (5) du Code de commerce[9]Sanctions - Prévention - Absence de réponse du dirigeant à la convocation du président du tribunal pour un entretien de prévention - Commentaire par Christophe Delattre, Revue des procédures collectives n° 6, novembre-décembre 2021, comm. 147 ; CA Nîmes, 4e ch.com., 18 avr. 2019, n° 18/03752
[10] Le seul procès-verbal de carence dressé par le greffe ne suffit pas à justifier une assignation en ouverture d'une procédure collective par le Ministère public, Cour d'appel, Saint-Denis (Réunion), cf. CA de Saint-Denis, 23 Novembre 2022 - n° 21/01317
[11] Fasc. 2025 : Prévention des difficultés des entreprises, Fasc. 2025 : Prévention des difficultés des entreprises, Dominique Vidal, Professeur à la faculté de droit de Nice, Avocat au barreau de Grasse
[12]Les sociétés ou groupes n'atteignant pas deux des trois seuils suivants n'ont plus l'obligation de nommer un commissaire aux comptes : 8 millions d'euros de chiffre d'affaires, 4 millions d'euros de total bilan et 50 salariés ; L.612-1 et R.612-1 Code de commerce
[13] Prévention des difficultés - Le point de vue du commissaire aux comptes - Etude par François Delbecq, Revue des procédures collectives n° 1, janvier-février 2022, dossier 14
[14] Prévention des difficultés - Le point de vue du commissaire aux comptes - Etude par François Delbecq, Revue des procédures collectives n° 1, janvier-février 2022, dossier 14
[15] JurisClasseur Commercial, Fasc. 2025 : Prévention des difficultés des entreprises
[15] Fasc. 2025 : Prévention des difficultés des entreprises, Fasc. 2025 : Prévention des difficultés des entreprises, Dominique Vidal, Professeur à la faculté de droit de Nice, Avocat au barreau de Grasse ; J.-B. Drummen, T. Bellot, D. Zwerger, M. Menjucq, La détection précoce des difficultés des entreprises : Rev. proc. coll. 2010, entretien 1
[16] CA, Pau, 19 Décembre 2023 - n° 21/01539
[17] TGI Nanterre, ch. des procédures collectives, 11 mai 2012, n° 11/00088 ; T. com. Annecy, 25 août 2014, n° 2013F01381; T. com. Paris, 5e ch., 3 oct. 2017, n° 2015074916; CA Versailles, 20e ch., 14 nov. 2019, n° 19/0033
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Didier BRUERE-DAWSON, associé en restructuring chez BCLP : https://www.linkedin.com/in/didier-bruere-dawson-80034674/
Laura NGOUNE, avocate collaboratrice en restructuring chez BCLP : https://www.linkedin.com/in/laura-ngoune-4a852535/