Du rififi sur le "barème Macron"
Les conseils de prud'hommes de quatre villes ont, en l'espace d'un mois, refusé l'application du "barème Macron". Quelles sont les conséquences pour les entreprises ? Explication.
Je m'abonnePar cinq décisions prises entre le 13 décembre 2018 et le 19 janvier 2019, les Conseils de prud'hommes de Troyes, Amiens, Grenoble et Lyon viennent de refuser l'application de l'article L.1235-3 du Code du travail, dit "barème Macron", issu de la loi n°2018-217 du 29 mars 2018. Nouveau rebondissement dans un feuilleton qui dure depuis 4 ans.
Le barème MACRON, quèsaco ?
Tout salarié licencié de manière infondée a droit à la réparation du préjudice résultant de la rupture de son contrat de travail. Cette réparation prend, à défaut de réintégration dans l'emploi, la forme de dommages-intérêts dont le montant est fixé par le juge, en fonction de son appréciation du préjudice.
Le barème Macron se présente sous la forme d'un tableau fixant les montants plancher et plafond de ces dommages-intérêts. Tenant compte de l'ancienneté du salarié, il va de 1 à 20 mois de salaire.
En délimitant les frontières de l'indemnisation qui doit être décidée par le juge, ce barème entendait porter l'estocade au pouvoir de libre appréciation des juges, accusé d'être peu sécurisant pour les entreprises. En effet et pour rappel, avant le barème Macron, les dommages-intérêts alloués au salarié victime d'un licenciement sans cause étaient souverainement appréciés par le juge et n'étaient pas plafonnés.
Une seule limite - plancher - était fixée : les salariés ayant plus de 2 ans d'ancienneté dans une entreprise d'au moins 11 salariés avaient droit à un minimum de 6 mois de salaire. Pour les autres, il était simplement indiqué que les dommages-intérêts devaient être fixés "en fonction du préjudice subi".
Dans les faits, un constat s'était imposé : le montant des dommages-intérêts suivait peu ou prou le nombre des années d'ancienneté. Si un salarié ayant 2 ans d'ancienneté avait droit à un minimum de 6 mois de salaire, il était devenu acquis qu'un salarié ayant 10 ans ou 20 ans d'ancienneté bénéficie de dommages-intérêts parfois bien supérieurs pour un préjudice équivalent -hors prise en compte de l'ancienneté-.
Finalement, l'ancienneté injustement décapitée impliquait ainsi, de facto et assez logiquement, un préjudice majoré.
Il y avait là un véritable enjeu pour les entreprises : licencier un salarié avec de l'ancienneté appelait une réflexion approfondie, un motif particulièrement étayé, car dans les faits, il était devenu constant que "licencier un salarié avec de l'ancienneté coûte cher si le motif ne tient pas". Pour certaines TPE/PME, le risque était devenu disproportionné à leurs capacités financières et induisait maints renoncements : à engager, à licencier...
Ainsi, dans son programme présidentiel, le candidat Emmanuel Macron avait fait de l'instauration d'un barème une nécessité pour "donner aux entreprises une visibilité et une assurance qui permettront de lever les freins à l'embauche en CDI".
Instauré par l'ordonnance n°2017-1387 du 22 septembre 2017 relative à la prévisibilité et à la sécurisation des relations de travail (une des fameuses " ordonnances Macron "), ce barème a été codifié à l'article L.1235-3 du Code du travail, par la Loi n°2018-217 du 29 mars 2018 ratifiant, entre autres, ladite ordonnance. Désormais légal, le barème était donc supposé s'imposer aux juges.
C'était sans compter sur la résistance des conseils de prud'hommes (CPH) et sur le recours à des textes internationaux : Troyes, puis Amiens, Lyon, Grenoble et enfin Lyon ont, en l'espace d'un mois, refusé l'application de la loi. Ils ont donc accordé aux salariés concernés une indemnisation sans référence au barème Macron.
Sur quel fondement les conseils de prud'hommes concernés ont-ils pu écarter l'application de la loi ?
La France s'inscrit dans un ordre international, lequel est régi par un certain nombre de conventions et traités. Conformément à l'article 55 de la Constitution française : "Les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois".
Il en résulte qu'en cas de contradiction entre une loi française et une convention supranationale à laquelle la France a décidé de se soumettre, la loi doit être écartée. Le contrôle de la conformité de la loi française aux traités et accords internationaux est appelé "contrôle de conventionalité" et doit être distingué du contrôle de constitutionnalité, exercé par le Conseil constitutionnel, visant à contrôler la conformité de la loi à la Constitution française.
Une loi peut ainsi être jugée à la fois constitutionnelle (ce fut le cas s'agissant du barème Macron par décision du 21 mars 2018) et inconventionnelle...(décisions des CPH de Troyes, d'Amiens et de Grenoble, de manière motivée, et du Conseil de Prud'hommes de Lyon, de manière implicite).
Ainsi, parmi la myriade de textes auxquels la France a souscrit, figurent la Convention n°158 de l'Organisation Internationale du Travail (OIT) et la Charte Sociale Européenne. Ce sont ces textes qui ont été invoqués pour écarter l'application de l'article L.1235-3 du Code du travail, jugé inconventionnel (décisions de Troyes, Amiens et Grenoble), ou qui ont été appliqués directement en lieu et place de l'article L.1235-3 (Lyon).
La convention n°158 de l'OIT prévoit ainsi en son article 10 que si les tribunaux nationaux jugent le licenciement d'un salarié injustifié, "ils devront être habilités à ordonner le versement d'une indemnité adéquate ou toute autre forme de réparation considérée comme appropriée."
L'article 24 de la Charte Sociale Européenne garantit, en des termes similaires, "le droit des travailleurs, licenciés sans motif valable, à une indemnité adéquate ou à une autre réparation appropriée".
Alors, que doit-on entendre par "indemnité adéquate" et par "réparation appropriée" ?
Toute la question de la conventionalité -et donc de l'application- de l'article L.1235-3 du Code du travail réside dans cette question et ainsi, in fine, dans l'interprétation qu'il convient de faire de ces notions.
Le cas de la Finlande
Le Comité européen des droits sociaux (CEDS), organe chargé de veiller au respect de la Charte par les États concernés, a apporté son éclairage dans le cadre d'une situation similaire portée à son attention : le plafonnement des indemnités pour licenciement abusif fixé à 24 mois par la loi finlandaise.
Le CEDS a ainsi conclu que "tout plafonnement qui aurait pour effet que les indemnités octroyées ne sont pas en rapport avec le préjudice subi et ne sont pas suffisamment dissuasives est en principe contraire à la Charte [...]".
Il convient donc que le montant des indemnités puisse être suffisamment élevé pour à la fois réparer le préjudice subi et dissuader les entreprises de licencier sans motif.
Plus précisément et s'agissant de la loi finlandaise, dont le plafond fixé était de 4 mois supérieur à celui du barème Macron, le CEDS a considéré "que le plafonnement de l'indemnisation prévue par la loi relative au contrat de travail peut laisser subsister des situations dans lesquelles l'indemnisation accordée ne couvre pas le préjudice subi."
Cet éclairage a amené les Conseils de prud'hommes susvisés à considérer que le plafonnement institué par le barème Macron ne respectait pas le principe de l'indemnité adéquate et de la réparation appropriée édicté par la Convention 158 de l'OIT et par l'article 24 de la Charte Sociale Européenne. L'effacement de "l'effet dissuasif" visé par le CEDS a également été invoqué (notamment par le CPH de Troyes).
Notons que si le Conseil d'Etat, saisi en son temps d'un référé-suspension, avait considéré l'article L.1235-3 conventionnel, et que le CPH du Mans puis celui de Caen avaient statué dans le même sens, en reprenant une motivation similaire, c'était au regard de la seule indemnisation du préjudice subi.
Or, la pratique permet de constater la réalité de l'effacement de "l'effet dissuasif" des dommages-intérêts pour licenciement infondé depuis l'entrée en vigueur du barème Macron.
Ainsi, les praticiens de la matière n'ont pu que constater une hausse significative du nombre de licenciements de salariés avec de l'ancienneté, et ce pour une raison double : d'abord, les entreprises bien conseillées et dont les effectifs comptaient des salariés dont on souhaitait se séparer ont sagement attendu l'avènement de ce nouveau barème, dont on parlait depuis 2015. Ensuite, bien des entreprises, moins bien conseillées peut-être, se sont senties libérées du risque financier et ont licencié parfois un peu rapidement.
Quelles conséquences pour les entreprises ?
Très concrètement, le risque prud'homal repart à la hausse pour les entreprises. Après cinq décisions en l'espace de quelques semaines seulement, le phénomène appelle une attention particulière. On peut aujourd'hui évoquer un mouvement de résistance des conseils de prud'hommes.
L'incertitude née des décisions opposées au barème Macron va demeurer quelques années, le temps que les cours d'appel se prononcent à leur tour et, surtout, que la Cour de cassation soit saisie, in fine, de cette problématique.
Dans cette attente, on ne peut qu'appeler les entreprises à la plus grande prudence, et rappeler que pour se prémunir contre des dommages-intérêts élevés, mieux vaut compter sur un fondement réel et sérieux aux licenciements prononcés que sur un barème devenu hypothétique.
Sophie Guillaud est avocat au barreau de Lyon depuis plus de 10 ans. Après avoir été collaboratrice puis associée en charge du département droit social au sein d'un cabinet lyonnais, elle fonde en 2017 le Cabinet Guillaud Avocats, qui accompagne PME et cadres supérieurs dans leurs problématiques de droit du travail, tant en conseil qu'en contentieux. www.avocat-guillaud.fr