Eviter la requalification en contrat de travail pour les coursiers et chauffeurs de plateformes numériques, mission impossible ?
La décision remarquée de la Cour de cassation fin 2018 sur l'affaire "Take Eat Easy" a marqué un tournant dans l'histoire des plateformes de mise en relation et la définition des contrats qui les lient aux coursiers. La décision de la Cour d'appel de Paris dans l'affaire " Uber " lui emboite le pas
Je m'abonneContrat de travail ou contrat de prestation de service ? Telle était la question posée à la haute juridiction et à la Cour d'appel à l'occasion de ces affaires.
Une qualification qui relève de l'appréciation souveraine des juges du fond
Rappelons que la qualification du contrat ne peut être subordonnée à la seule volonté des parties et est d'ordre public. En conséquence, peu important ce qu'il a été convenu et contractualisé, les juges apprécient si une situation relève, dans les faits, d'un contrat de travail ou non.
Pour répondre à cette question, la plus haute juridiction française disposait d'une pléiade de décisions définissant la relation de travail comme reposant sur trois critères, à savoir la prestation de travail, la rémunération, et un lien de subordination, déterminé, lui, par un travail sous l'autorité d'un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et directives, d'en contrôler l'exécution et d'en sanctionner les manquements.
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Que nous dit la Cour de cassation dans l'affaire " Take Eat Easy " ?
Dans sa décision du 28 novembre 2018, la Cour de cassation énonce que les coursiers, du moins ceux de la plateforme " Take Eat Easy ", aujourd'hui en cours de liquidation, sont des travailleurs salariés, motif pris que " l'application [mobile utilisée par les coursiers] était dotée d'un système de géolocalisation permettant le suivi en temps réel par la société de la position du coursier et la comptabilisation du nombre total de kilomètres parcourus par celui-ci et, d'autre part, que la société Take Eat Easy disposait d'un pouvoir de sanction à l'égard du coursier ".
Rappelons qu'à ce stade, toutes les plateformes n'ont pas les mêmes modèles de fonctionnement ni les mêmes conditions générales de sorte que la solution de la Cour doit être relativisée. Dans la même veine, les juges se retrouvent souvent à analyser des situations qui, en pratique, ne sont déjà plus d'actualité au sein des plateformes, celles-ci évoluant rapidement.
Force est de constater néanmoins qu'elle s'attaque frontalement aux outils fondamentaux qui permettent le fonctionnement des plateformes de mise en relation que sont la géolocalisation (de ses chauffeurs/ coursiers et de ses utilisateurs) et l'obscur contrôle qu'elle peut opérer sur l'efficacité de ces derniers. Par ailleurs, cette décision tranche fortement avec l'habituelle clémence qu'adoptait la Cour d'appel de Paris vis-à-vis de ces situations jusqu'alors.
Qu'en est-il de la Cour d'appel dans l'affaire " Uber " ?
Notons que les frontières de ces contrôles sont légères dans la mesure où la Cour d'appel de Paris a indiqué, dans le dossier " Uber " (opposant un ancien chauffeur à la plateforme), qu'un SMS libellé " Etes-vous encore là ? " est susceptible de qualifier un tel contrôle. Ainsi, par une décision très classique, juridiquement la Cour d'appel a aussi considéré que le chauffeur Uber était en réalité un salarié, soumis au droit du travail.
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Quelles conséquences suite à une requalification ?
Pour la plateforme de mise en relation condamnée, les effets de la requalification sont importants. En effet, une fois l'existence d'un contrat de travail reconnu, les juges peuvent lourdement condamner les plateformes (indemnité pour travail dissimulé, dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, préavis, etc...).
Ces litiges ne sont donc pas anodins pour les plateformes de mise en relation, outre le danger structurel que représente ce risque sur le territoire français pour leur modèle économique dans leur globalité.
Quelles leçons en tirer ?
Néanmoins, les récentes décisions (Cour de cassation, Cour d'appel de Paris) permettent de dégager des éléments de nature à échapper à ce risque. Il est en effet possible de dresser un premier bilan des écueils à éviter pour les plateformes de mise en relation, et de travailler sur les sujets suivants : l'acquisition du statut d'auto-entrepreneur, la gestion des factures des coursiers/chauffeurs, le choix des horaires de travail, le matériel utilisé par le livreur, les pénalités prévues par le contrat ou les conditions générales d'exécution, l'absence d'exclusivité, l'intégration des coursiers dans un service organisé, la fixation des prix de la prestation.
Le statut de travailleur indépendant impose en effet que le coursier/chauffeur dispose d'une réelle autonomie dans la gestion de son activité économique et que la plateforme de mise en relation ne soit qu'un outil nécessaire à la réalisation de cette dernière.
Aussi, les plateformes doivent donc être le moins " dirigistes " possible envers ces derniers, leur permettant de librement travailler aux conditions qui sont les leurs.
C'est ainsi qu'un équilibre doit être trouvé entre la liberté et l'autonomie du travailleur et le souci d'efficacité des plateformes, équilibre qui manifestement, n'était pas présent chez " Take Eat Easy " ou " Uber " pour les juges.
Quel avenir pour le modèle économique des plateformes et le statut des travailleurs des plateformes ?
La question mérite d'être posée tant la situation semble être aujourd'hui dans l'impasse. En effet, sans réponse législative, les juges n'ont d'autres choix que d'établir ou non l'existence d'un contrat de travail selon des critères définis par une jurisprudence déjà ancienne et qui, pour sûr, ne répond plus aux nouvelles formes de travail.
Il est vrai que le législateur tente de trouver des réponses. En effet, des dispositions issues de la loi " Travail " du 8 août 2016 ont établi les premières bases d'une responsabilité sociale des plateformes à l'égard de leurs travailleurs. En revanche, ces évolutions se sont vu cantonner à la " protection sociale " des indépendants et en aucun cas à leur statut.
De nouveaux projets sont donc en réflexion pour tenter de répondre à cette question.
Ainsi, le projet de loi " Mobilités ", prévoit la possibilité pour les plateformes numériques de mettre en place une charte déterminant les conditions et modalités d'exercice de leur responsabilité sociale envers les travailleurs qui y ont recours. Cependant, en l'état, la mise en place d'une telle charte n'empêchera pas le risque de requalification.
Gageons que des décisions soient prises, au niveau législatif, afin de limiter le risque juridique qui pèse aujourd'hui sur l'activité des plateformes de mise en relation. Peut-être est-il possible de penser à un statut hybride entre l'auto-entrepreneur parfaitement autonome et le salarié, par nature soumis un lien de subordination ?
En tout état de cause, la question mérite d'être posée, les plateformes de mise en relation étant aujourd'hui confrontées à une " double question " : question judiciaire (requalification individuelle) et question légilsative (le législateur souhaitant faire évoluer la protection des travailleurs indépendants).
Pour en savoir plus
Frédéric Calinaud