[Tribune] Ô temps suspends ton vol
La suspension de la vie sociale et économique de la France n'a pas mis fin à l'écoulement du temps. Or le droit confère au temps le pouvoir de créer ou de détruire des situations. L'inaction forcée oblige le gouvernement à tenter d'arrêter l'horloge par voie d'ordonnance : ce n'est pas sans risques.
Je m'abonneLe droit règle l'écoulement du temps tel un métronome. Immuablement, les règles de prescription, de computation des délais, les pénalités de retard rythment la vie des entreprises et des particuliers.
Pourtant, des événements exceptionnels bousculent cet ordonnancement. Déjà, lors de la première guerre mondiale, des lois de prorogation de temps de guerre ont repoussé l'extinction de délais en matière de droit d'auteur.
Certes l'article 2251 du code civil dispose : " La prescription court contre toutes personnes, à moins qu'elles ne soient dans quelque exception établie par une loi. " Mais ce texte ne règle que la situation de ceux qui ne peuvent prescrire ou contre lesquels on ne peut prescrire pour des raisons de fait, dans des cas que la loi autorise.
Toute autre est la situation de ceux dont les délais de prescription acquisitifs ou extinctifs sont prorogés par la loi, sans qu'ils n'aient à justifier de leur situation de fait.
" Nous sommes en guerre ", a annoncé le Président de la république. Et si l'ennemi est microscopique, il n'en a pas moins grippé la mécanique du droit. Il n'est donc pas surprenant que le pouvoir cherche à interrompre la mécanique de l'écoulement du temps afin de sauvegarder l'ordre économique et social.
Un projet d'ordonnance
Un projet d'ordonnance est en cours de discussion devant les assemblées dont l'article 7 intéresse particulièrement les entreprises. S'il est adopté, et il le sera, ce texte permettra au gouvernement d'intervenir dans le domaine législatif dans le but de :
- modifier " le respect des droits réciproques, les obligations des personnes morales de droit privé exerçant une activité économique à l'égard de leurs clients et fournisseurs ",
- modifier " le droit des procédures collectives des entreprises en difficulté afin de faciliter le traitement préventif des conséquences de la crise sanitaire ",
- " adapter les règles de délais de paiement, d'exécution et de résiliation, et notamment celles relatives aux pénalités contractuelles, prévues par le code de la commande publique ainsi que les stipulations des contrats publics ",
- adapter, interrompre, suspendre ou reporter " le terme des délais prévus à peine de nullité, caducité, forclusion, prescription, inopposabilité, déchéance d'un droit, fin d'un agrément, d'une autorisation de cessation d'une mesure, à l'exception des mesures privatives de liberté et des sanctions. "
Ces mesures prennent effet à compter du 12 mars 2020 et se termineront au plus tard dans les trois mois qui suivent la fin des mesures de police administrative pour ralentir la propagation du Covid- 19 (le confinement de la population). Elles compléteront le plan de soutien direct ou indirect aux entreprises dont la viabilité est mise en cause, notamment par la mise en place de mesures de trésorerie.
Mais, qui veut faire l'ange fait la bête
Il suffirait que ces mesures soient déséquilibrées ou inabouties pour épargner certains et en ruiner d'autres.
Suspendre le paiement des loyers commerciaux, très bien. Mais comment sauvegarder les intérêts des bailleurs et financer le manque à gagner ? Repousser les délais de livraison ? Parfait. Mais comment livrer les chantiers ? Réorganiser les plannings de travaux qui résultent, pour les intéressés, d'un emboîtement subtil entre différents clients et fournisseurs.
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Ces mesures ne visent pas uniquement les acteurs privés mais s'imposeront dans les rapports entre administration et administrés.
L'exercice s'annonce délicat. Il n'est pas finalisé aujourd'hui.
Formons des voeux pour que celui qui croit pouvoir se jouer du temps en tentant d'en arrêter l'horloge le fasse astucieusement, afin de ne pas en briser le mécanisme.
Pour en savoir plus
Michel Ferrand, avocat au barreau de Paris, associé chez Enthémis avocats, intervient dans les domaines des fusions-acquisitions, des relations contractuelles, des opérations de financement, de distribution, dans les opérations immobilières, ainsi qu'en droit des successions que ce soit en conseil ou en contentieux.