Camif : un modèle basé sur la consommation responsable et la production durable
Dans le livre "Une entreprise responsable et rentable, c'est possible", les deux auteurs, Claire-Agnès Gueutin et Benjamin Zimmer, dévoilent les entretiens de 18 dirigeants qui contribuent à un nouveau modèle économique. Voici celui de Emery Jacquillat, qui a repris la Camif en 2009.
Je m'abonneCamif particuliers, l'entreprise créée en 1947, placée en liquidation judiciaire fin octobre 2008, a été reprise en 2009 par Emery Jacquillat. Il l'a transformée avec succès et en fait en 2017 l'une des premières « entreprise à mission » en France...
La reprise de Camif par Matelsom avec un nouveau modèle
J'ai créé la société Matelsom quand j'avais 23 ans pour vendre de la literie sur Internet et elle s'est développée avec la croissance de la vente en ligne. Quand en 2008, j'ai vu la faillite de la Camif, cela me semblait inconcevable qu'une entreprise de cette qualité puisse disparaître. J'étais convaincu qu'il y avait une place pour un distributeur alternatif dans la grande distribution. Pour cela, il fallait réinventer tout le modèle.
J'ai ressenti très tôt que le seul modèle viable est le modèle d'impact positif basé sur la consommation responsable et la production durable.
Pour reprendre une entreprise qui fait faillite, la principale préoccupation est de retrouver la confiance de toutes les parties prenantes. Il fallait que je démontre que ce nouveau modèle est bénéfique pour chacune d'elles.
? Les clients attendaient des produits de qualité. À sa création en 1947, Camif est la Coopérative des adhérents à la mutuelle des instituteurs de France. Les clients traditionnels de la Camif sont des enseignants très attachés à la langue française (ils ne loupent aucune coquille sur notre catalogue !) et sensibles à la production française.
? Le territoire a été attentif aux emplois recréés par le projet Camif, comprenant l'ouverture d'un centre de relations clients à Niort avec qui nous travaillons encore, grâce à notre partenaire Téléperformance. Cela nous a permis d'avoir l'oreille attentive de tous les acteurs locaux qui nous ont alors beaucoup aidés. C'est grâce à eux que, dans un contexte de crise financière, nous avons réussi à convaincre les banquiers puisque les collectivités locales garantissaient 95 % des emprunts bancaires (aujourd'hui entièrement remboursés). C'est seulement parce que nous proposions un modèle d'impact que nous avons pu obtenir des financements.
Il y a donc un lien direct entre l'impact social apporté par le projet et la possibilité économique du projet.
? Les 200 fournisseurs avaient perdu de l'argent et leurs contrats avec la chute de la Camif. Notre façon de les réengager a été de proposer un modèle alternatif, démontrant qu'une fabrication française peut être rentable. Nous valorisons leurs 48 savoir-faire avec des produits de qualité fabriqués localement. C'était l'inverse des pratiques de la grande distribution qui cherchaient toujours plus loin, toujours moins cher. Les fabricants ont fait le pari de la réussite et ils ont repris leur production. Nous avons relancé Camif uniquement sur Internet, sans les catalogues papier qui coûtaient bien trop cher.
Notre proposition de valeur a rendu le projet viable en capitalisant sur notre différence : le seul acteur qui donne le pouvoir aux consommateurs de rechercher les produits en fonction de critères environnementaux et sociaux. Le visiteur peut sélectionner un sommier selon le département de fabrication, choisir uniquement ceux qui ont un label de développement durable ou encore ceux qui sont produits par des personnes en situation de handicap.
Aujourd'hui, 73 % du chiffre d'affaires reposent sur des produits fabriqués en France, ce qui limite fortement les émissions de gaz à effet de serre. En tout, 96 % des produits vendus sont fabriqués en Europe. Les 4 % restants correspondent à des produits que l'Europe ne fabrique plus, comme les réfrigérateurs. Ma fierté est de renouveler notre clientèle avec des jeunes actifs. Désormais, 80 % de nos clients sont des nouveaux clients. Les jeunes de 25 à 34 ans consomment moins mais mieux. Ils achètent bien plus de produits d'occasion et se libèrent ainsi du pouvoir d'achat pour des acquisitions de produits de qualité avec une attention à leurs modes de fabrication et aux conséquences sur l'économie locale. Pourtant la concurrence du e-commerce est féroce. Pour arriver à ces résultats, nous avons beaucoup travaillé sur l'offre de produits et sur notre raison d'être.
La mission Camif et les externalités
La raison d'être de Camif est de « proposer des produits et des services pour la maison, conçus au bénéfice de l'Homme et de la planète ; et mobiliser notre écosystème, collaborer et agir pour inventer de nouveaux modèles de consommation, de production et d'organisation ». Elle est assortie de cinq engagements pour former sa mission.
1. Informer et sensibiliser les consommateurs pour une consommation responsable
Cela passe par notre moteur de recherche qui permet de sélectionner des produits selon des critères sociaux, environnementaux et locaux ; par la mise en avant des femmes et des hommes qui fabriquent ces produits ; et par des actions coup de poing comme la fermeture du site de vente pour le Black Friday depuis 2017 pour mettre en lumière des alternatives à notre modèle de surconsommation.
Cette dernière action a une valeur, pas une valeur économique mais une valeur en termes d'engagement dans la consommation responsable. Camif est devenue la marque la plus connue des consommateurs sur le sujet de la consommation responsable.
Depuis 2017, de nombreuses entreprises nous ont emboîté le pas pour boycotter le Black Friday. En 2019, ce sont plusieurs centaines d'entreprises qui ont refusé d'y participer. Mais il reste encore du chemin car le nombre de transactions par carte bancaire a encore augmenté de 12,5 % par rapport au Black Friday de 2018, selon le groupement des cartes bancaires. La fermeture de notre site pendant le Black Friday marque un tournant : nous incarnons notre mission de façon concrète !
2. Faire de l'économie circulaire notre standard
Nous avons revisité notre offre pour réduire notre consommation, refuser la surconsommation, réutiliser, réparer, recycler au maximum et relocaliser nos achats. C'est ce qu'on appelle les 6R de l'économie circulaire. Ces réflexions ont abouti à la création de notre propre marque, Camif Édition, qui propose des produits plus vertueux, plus responsables, plus inclusifs et plus locaux. Favoriser l'économie circulaire, c'est aussi revaloriser les métiers manuels et leurs savoir-faire locaux pour qu'ils redeviennent des métiers attractifs. Pendant la crise sanitaire, nous avons distribué 50 euros de bons d'achat Camif à tous les salariés et ouvriers de nos fabricants, reconnaissant ainsi l'importance des chevilles ouvrières de notre nation.
3. Dynamiser l'emploi sur nos territoires et favoriser l'insertion
Notre performance sociale se mesure avec l'effet multiplicateur : quand Camif crée 1 emploi, 14 emplois sont créés en France. Ce résultat, mesuré par l'outil Local Footprint du cabinet Utopies, est possible grâce à notre promotion de la fabrication française. En plus, 25 % de ces emplois sont créés en Nouvelle Aquitaine alors que la région ne concentre que 9 % des emplois en France. À titre de comparaison, quand Amazon crée 1 emploi en France, 2,2 autres emplois sont détruits dans le commerce de proximité selon les estimations présentées par Mounir Mahjoubi quand il était secrétaire d'État chargé du numérique.
4. Proposer les meilleurs produits possibles pour la santé
Quelques exemples : nous choisissons du bois issu de forêts durablement gérées, le bois massif et les panneaux à très faibles émissions sont toujours favorisés et nous sommes en train de trouver des alternatives au coton conventionnel avec du coton bio, du coton recyclé ou du lin. Mais le coton est partout dans nos produits, nous devons donc renoncer à des produits plus accessibles mais mauvais pour notre santé et pour notre planète.
Les renoncements d'aujourd'hui sont les profits de demain.
5. Transformer l'entreprise et la filière
La co-création est à toutes les étapes. Les consommateurs, les designers, les fabricants, les experts, etc. se réunissent pour des séances d'intelligence collective afin d'imaginer les objets de demain et de réinventer l'économie circulaire. Par exemple, à partir de vieux matelas recyclés, une start-up de l'économie circulaire est associée au plus grand fabricant de literie en France et à une entreprise d'insertion pour le sommier. Notre ambition est d'accélérer la transition de la filière vers un modèle soutenable. C'est aussi mon rôle en tant que président de la communauté des entreprises à mission. Tout entrepreneur doit agir dans sa propre entreprise et au-delà pour un modèle soutenable qui réconcilie le profit, l'impact social et environnemental.
La rentabilité de Camif n'est pas une finalité en soi. La rentabilité permet d'avoir les moyens de continuer d'investir et les moyens de mener notre mission. Mais la rentabilité ne doit pas s'obtenir à tout prix.
Si nous avions installé notre centre d'appels au Maroc comme cela se fait beaucoup, évidemment que la rentabilité aurait été au rendez-vous plus tôt, mais cela va à l'encontre de notre projet de consommation responsable et de production locale. Pourtant, c'est exactement ce que nous avait demandé un financier pour investir dans le projet.
Il est urgent de changer de lunettes ! Enlevons nos lunettes qui nous montrent uniquement le bénéfice à 3 mois pour une paire de lunettes à verres progressifs pour voir de près comme de loin, à long terme. Et prenons des lunettes 3 dimensions pour regarder le profit avec l'impact social et l'impact environnemental. C'est très important pour nous de montrer que le projet est rentable parce que les financiers nous attendaient au tournant.
On voulait démontrer qu'on peut avoir une performance financière avec une production locale et un engagement responsable. Mais notre vraie rentabilité, c'est notre impact social et environnemental. La performance extra-financière doit absolument être prise en compte par la Banque de France dans ses notations dont dépendent les crédits et les assureurs-crédit. L'intégration de la valeur extra-financière de l'entreprise peut accélérer la transition des entreprises. Les collaborateurs, eux, ont déjà pris le train. Si on arrive aujourd'hui à attirer des salariés très talentueux jusqu'à Niort, c'est parce que le projet leur plaît. Une entreprise qui n'est pas responsable est obligée de payer très cher ses talents. Une entreprise appartient à ses parties prenantes, aux fournisseurs, aux clients, aux territoires, etc.
Donc une entreprise doit être profitable pour toutes ses parties prenantes. Toutes nos parties prenantes sont dans notre nom : clients, actionnaires, monde qui nous entoure, intérieur (collaborateurs), fournisseurs. Si on enlève une partie prenante, cela ne forme plus Camif ! On a besoin de toutes nos parties prenantes. Et si un jour, on ne crée plus de valeur pour ces parties prenantes, elles se désengagent. L'entreprise qui est la plus résiliente est l'entreprise qui crée de la valeur pour toutes ses parties prenantes et qui crée un lien très fort avec chacune d'entre elles. Notre modèle est rentable grâce au passage à l'acte des consommateurs . Ils ont pris conscience que les anciens modèles sont liés au dérèglement climatique et à la désertification ouvrière de nos régions. La crise sanitaire que nous avons traversée a accéléré cette prise de conscience et même si seulement un tiers de ces consommateurs conservent leurs nouvelles habitudes de consommation, cela sera suffisant pour transformer les entreprises. C'est ce qu'explique Malcolm Gladwell dans son ouvrage Le point de bascule : il suffit que 10 % des acteurs d'une communauté modifient leurs comportements pour entraîner les autres, que cela soit une communauté de fourmis, une communauté d'entrepreneurs, une communauté de consommateurs...
Pour en savoir plus
Le livre "Une entreprise responsable et rentable, c'est possible" . Voir le site pour en savoir plus.