[Tribune] L'inconscience managériale
Le dirigeant peut-il déléguer le changement du mode de gouvernance de son entreprise à des collaborateurs, ou est-ce une question trop critique pour qu'un autre que lui s'en empare? Assumer ou déléguer ? Telle est la question, à laquelle se propose de répondre Bernard Marie Chiquet.
Je m'abonneAussi étonnant que cela puisse paraître, de nombreux patrons choisissent de confier les rênes à leurs collaborateurs pour réinventer l'organisation et la gouvernance de leur entreprise. Un choix que j'ai pu observer régulièrement, encore récemment avec deux entreprises dont un informaticien pour l'une et un responsable RH pour l'autre avaient été commis pour entreprendre ce chantier pour le moins ambitieux.
Si, en soi, il n'y a rien de nouveau dans cette situation, il me semble fondamental d'insister sur son absurdité. Car, choisir de déléguer et de mandater toute autre personne que le patron pour réinventer l'organisation, c'est un peu comme " marcher à l'envers ". C'est aussi et surtout faire preuve, de la part du patron, d'une forme de naïveté et d'une certaine inconscience. Ceci ne veut pas dire que le patron doit le faire seul, mais que le changement de gouvernance est de sa responsabilité, en tant que mandataire social, responsable des actes de gestion qui lui ont été délégués à ce titre.
Ne nous méprenons pas. Décider de réinventer l'organisation, de donner vie à une nouvelle gouvernance, doit rester sous l'autorité du patron. En tant que mandataire social, il est le seul à pouvoir porter cette responsabilité, à incarner cette " accountability " qui lui confère l'autorité nécessaire. Choisir un collaborateur, même " volontaire ", c'est l'affubler d'une charge, d'une responsabilité et d'une compétence qui le dépassent.
Le fruit d'une incompréhension
Soyons clairs. Il est totalement incompréhensible que le dirigeant d'une entreprise se décharge de sa responsabilité, de son mandat dès lors que l'organisation opère une transmutation. Sa gouvernance est une affaire bien trop sérieuse pour que le patron s'en désintéresse.
Car, c'est bien de cela qu'il s'agit. En opérant ainsi, en faisant preuve d'une telle incompréhension des enjeux qui traversent son entreprise, il donne à voir un désengagement hasardeux. Ne pas prendre au sérieux l'étendue du chantier qui fait face à lui, c'est faire preuve d'une certaine inconscience. Une attitude qui est souvent le résultat d'une méconnaissance du management constitutionnel tel que l'holacratie. Pour ce patron, l'holacratie, l'intelligence collective, la sociocratie, etc. sont souvent vus comme un ensemble d'outils, de méthodologies aux contours pour le moins flous. Souvent désemparé par l'ampleur de la tâche, sa façon d'obtenir de l'aide et d'avoir le corps social avec lui peuvent ainsi l'amener à se décharger de certaines responsabilités y compris sur le choix d'un nouveau mode de gouvernance pour son entreprise. Tout à fait humain, non ? Oui mais une erreur puisque le management et self-management constitutionnels, la réinvention de son organisation à laquelle l'holacratie engage, sont de son entière responsabilité et découlent de sa seule autorité.
Pourquoi le patron choisit-il de se délester ainsi ?
Une telle situation n'a, en soi, rien d'étonnant. Avec le système d'organisation conventionnel, beaucoup de dirigeants se sentent perdus, désarmés et débordés par un système managérial qui les happe, les enferme dans une gouvernance, des processus où rien n'est écrit, où tout est implicite. Privé des outils et du cadre qui pourraient l'aider à mettre sur pied une organisation nouvelle, le patron se retrouve dans une impasse. Il ne peut, en aucun cas, distribuer les autorités de façon efficace et explicite. Il fait, par conséquent, le choix de l'impasse, de " l'inconscience managériale " comme dans le cas des entreprises mentionnées plus haut. Prisonnier d'un système managérial obsolète, il s'abandonne et abandonne l'organisation aux mains de collaborateurs dépourvus de cette " accountability " et de la compétence que lui seul est à même d'incarner.
Sortir de l'illusion
Car, disons-le, les personnes choisies pour représenter, incarner ou plutôt se substituer au patron ne peuvent pas, en l'état, être à la hauteur de la tâche qu'elles se voient confier. En désertant sa place, le patron met ses collaborateurs dans une position bien délicate. Aussi enthousiastes et volontaires que ceux-ci puissent être, ils n'ont pas le rôle, la bonne place et souvent pas les compétences qui pourraient leur permettre d'aider l'organisation à se réinventer, à mettre sur pied une nouvelle gouvernance. Et, sans qu'elles en aient forcément conscience, ces personnes se brûlent les ailes, se retrouvent mises en situation d'échec. Alors que l'entreprise pensait s'appuyer sur elles, elle crée les conditions pour les faire partir.
Et quand ce n'est pas le cas, cette situation fait renaître un management construit, à nouveau, sur une gouvernance et des processus implicites. Débarrassés de leur patron, les plus exercés, énergiques saisissent l'opportunité pour aller au-delà de leur autorité et signent le retour vers une organisation conventionnelle, l'échec du changement radical et salvateur qu'un management constitutionnel de type holacratie aurait pu leur apporter.
Le patron doit assumer son rôle
Pour opérer avec succès la transmutation de son organisation, le patron ne peut donc abandonner ses responsabilités. C'est à lui, et à lui seul, de prendre la main pour conduire l'entreprise vers sa réinvention. Telle est la condition sine qua non permettant de mettre en place un management constitutionnel, une organisation bâtie sur une Constitution c'est-à-dire sur un corpus de règles explicites et identiques pour tous. Le patron est celui qui conduit l'organisation vers l'adoption de cette Constitution.
En la ratifiant de façon formelle, il fait renaître un cadre permettant d'asseoir l'organisation sur des responsabilités et des autorités explicites. Il crée les conditions permettant de déléguer et de rendre chacun redevable, " accountable " dans le périmètre de ses rôles. Il fait émerger un manager d'un nouveau genre. Un manager qui priorise, qui définit et affecte les rôles mais aussi un manager qui modèle cette façon, constitutionnelle, d'exercer le pouvoir et qui peut ainsi désormais accompagner les collaborateurs vers plus d'autonomie et de responsabilité, vers le self-management. Il est celui qui vérifie que la personne en face de lui a les compétences requises et l'accompagne vers le self-management.
Patrons, vous avez la conviction que votre organisation doit se réinventer ? Plus que jamais, il est de votre responsabilité d'assumer votre rôle. Pour ce faire, un management constitutionnel de type holacratie vous offre indéniablement le cadre managérial et self-managérial dont vous avez besoin. L'occasion de prouver qu'il y a bien un patron à bord !
Pour en savoir plus
Bernard Marie Chiquet, fondateur de l'institut iGi. Il est formateur et consultant en organisations, spécialisé sur l'évolution des modes de gouvernance. Il accompagne les entreprises à travers leur changement systémique. Son Twitter.