Bartabas dirige hommes et chevaux au service de son art
À la tête du théâtre équestre Zingaro depuis 30 ans, Bartabas mène sa troupe et ses chevaux à la baguette. Dévouement, respect et qualité sont les credo de ce maître du spectacle vivant qui allie avec doigté création artistique et direction d'entreprise.
Je m'abonne Lorsque nous le rencontrons un vendredi de décembre 2015, il vient à peine de descendre de cheval. Dans son cabanon-caravane qui lui sert de maison, Bartabas est dans son élément. Depuis 1989, il a élu domicile, avec sa troupe, au fort d'Aubervilliers. Ici, cinq soirs par semaine, il monte sur scène dans son nouveau spectacle, On achève bien les anges , une élégie, qui entame son quatrième mois de représentations, rythmée par les galops et les mélodies de Tom Waits.
Installé dans son fauteuil en similicuir rouge, il garde un oeil sur la scène et ses écuries, à seulement quelques mètres."Ma difficulté est d'être un artiste, auteur, interprète et de diriger en même temps deux PME. Il faut trouver son équilibre: gérer les questions financières et ses employés tout en conservant sa fraîcheur", confie cette figure de l'art équestre.
Dirigeant de deux PME
Quarante-cinq salariés au théâtre Zingaro, autant à l'Académie équestre nationale du domaine de Versailles, il veille sur ses équipes mais aussi sur 40 chevaux, membres à part entière de la compagnie. "C'est une exploitation fragile. Bien sûr, c'est une passion, mais c'est aussi notre outil de travail, on a une relation professionnelle avec eux. Et atteindre un résultat de qualité, sur scène, requiert des heures d'amour et d'entraînement", convient-il.
Sa relation avec ses chevaux, comme avec les hommes, repose sur la patience et l'endurance. Avec une idée fixe : susciter une adhésion totale de ses équipes. Sans, impossible d'atteindre les niveaux d'exigence attendus. "Au même titre qu'il y a une véritable considération pour les chevaux, j'exige de mes collaborateurs qu'ils aient, eux aussi, un vrai respect pour leur travail. On ne peut pas les motiver s'ils ne savent pas pourquoi ils travaillent."
Une philosophie sans compromis parfois incompatible avec certaines de ses convictions. Pour cet homme de gauche, par exemple, pas de 35 heures possibles : "Le travail doit être un moyen de se révéler. Or, vouloir passer de 39 à 35 heures signifie-t-il que même une heure de travail est trop difficile? La solution, c'est de respecter son travail, d'en comprendre le but et d'en récolter les fruits." D'autant plus chez Zingaro. "On vit sur notre lieu de travail, on est responsable de nos animaux, on s'en occupe 24 heures sur 24. On ne peut pas compter les heures quand on dresse un cheval."
Prise de risque et autofinancement
Six mois sont nécessaires afin d'élaborer la scénographie, de s'entraîner, de répéter, et d'aboutir au résultat final. "Chaque nouveau spectacle est une prise de risque, c'est une vraie tension d'entreprise, assure l'artiste. Nos recettes nous servent à rembourser nos dettes cumulées pendant les six mois de montage - en moyenne entre 1,5 à 2 M€ - , à faire vivre la compagnie le temps des représentations et à financer les six mois nécessaires à la création du prochain spectacle. Alors, à la fois nous ne faisons pas de concessions sur ce que nous souhaitons réaliser artistiquement, à la fois il faut que cela fonctionne."
Pour cela, Bartabas peut compter sur son sens du spectacle et sa connaissance du public, acquis dans sa jeunesse, en tant qu'artiste de rue. "Dans ce cas-là, avec un public furtif, il faut le faire s'arrêter, capter son attention. C'est un aspect que j'ai gardé. Pas dans l'optique de changer la façon de créer mais en trouvant un moyen de le vendre, de faire rentrer le spectateur dans son univers, de le captiver, de l'intéresser. Parce que quand on fait se déplacer le public pour venir nous voir, on ne peut pas être moyen."
Cette rigueur, cette éthique et cette exigence sans concession de qualité, qui font sa réputation, confèrent à Zingaro une certaine aura. "Cela nous donne un gage de confiance auprès des spectateurs, et crée une relation particulière avec eux. C'est comme ça qu'on arrive à remplir notre théâtre, et pas grâce à un buzz médiatique ou en nous associant à une grande marque."
Garder son échelle
En jouant sur cette proximité, Bartabas mise sur la tendance, dans l'air du temps, de rapport direct et de circuit court. "C'est essentiel de savoir garder son échelle. En grossissant trop vite, on perd son âme et sa qualité. Certes, parfois la demande explose, mais l'offre ne peut pas la satisfaire. Car notre activité reste, par essence, artisanale. Nous sommes restreints par les capacités d'accueil de notre théâtre et par le bien-être des chevaux. Nos revenus sont donc limités."
Pourtant, l'occasion de s'asseoir tranquillement sur une affaire qui marche, Bartabas l'a eue il y a quelques années. Lors d'une tournée à New York, des producteurs américains lui proposent de reconstruire Zingaro à Las Vegas, un bâtiment à l'identique du théâtre d'Aubervilliers, mais avec le double de chevaux et d'artistes, afin de donner deux représentations par jour. L'artiste décline. "Cela ne correspondait pas à notre esprit. Une entreprise c'est mettre, tous, la main à la pâte, dirigeant compris. Ce n'est pas travailler pour le compte d'un actionnaire. Et notre équilibre économique, nous le trouvons en nous renouvelant constamment, pas en recréant une structure pour subvenir aux besoins de la précédente."
Alors, chez Zingaro, chaque spectacle est à l'affiche pendant trois ans. Il se joue deux hivers à Aubervilliers, puis en tournée en France et à l'étranger. En tout, 300 000 personnes assistent chaque année aux représentations Zingaro. Mais, même après trente ans de scène et treize spectacles au compteur de la troupe, Bartabas n'est jamais sûr de pouvoir terminer sa saison.
Jusqu'ici, son nouveau spectacle a recueilli l'aval du public, au point d'afficher salle comble depuis son lancement fin octobre. Un succès qui devrait se confirmer dans les semaines prochaines. Dès le mois d'avril 2016, la troupe prendra le chemin de l'ouest de la France, pour une tournée qui débute par les villes de Brest et de La Rochelle. On achève bien les anges a encore de beaux jours devant lui.