Agritech, mobilité, RGPD, blockchain... regard croisé entre France et Silicon Valley
A quoi ressemblera le futur, vu de la France et de la Silicon Valley ? Sur six thématiques liées à l'innovation, une matinée organisée chez Bpifrance, jeudi 15 mars 2018, a permis de cerner les approches, très différentes, dans ces deux zones géographiques.
Je m'abonneNul ne sait de quoi demain sera fait... Mais ce n'est pas une raison pour ne pas l'anticiper. C'est dans cette optique que Bpifrance a organisé, jeudi 15 mars 2018 à Paris, un événement visant à présenter quelques tendances marquantes pour l'avenir, et à proposer une analyse comparative de la façon dont elles sont appréhendées, d'une part en France et d'autre part dans la Silicon Valley.
"Chez Bpifrance, on considère que la Silicon Valley est un peu une région française", sourit Paul-François Fournier, directeur exécutif innovation de la banque d'investissement, qui prône une démarche d'inspiration plus que de comparaison.
Comment toutefois y parvenir ? Cette présentation s'est appuyée sur une analyse du Web et des réseaux sociaux opérée ces derniers mois par Netvibes, outil de veille sur Internet. Un algorithme a passé au crible les contenus publiés sur la toile. Des experts sectoriels ont également apporté leur regard critique sur les tendances émergentes.
Agritech
Les Américains ont une approche plus technique de la question, en lien avec des thématiques comme la nutrition, l'intelligence artificielle, le médical, les protéines. En France, ce qui ressort à ce sujet, c'est plutôt l'actualité (Emmanuel Macron au salon de l'Agriculture, la salmonelle, après le scandale Lactalis) et des notions de chimie.
"On relève une opposition entre la médecine et les produits chimiques", remarque Freddy Mini, dirigeant de Netvibes. D'un côté ce qui soigne, de l'autre ce qui tue... Une perception du monde qui ne semble pas du tout aller dans le même sens.
Reste que, des deux côtés de l'Atlantique, l'enjeu reste le même : nourrir les dix milliards d'humains qui habiteront la planète à horizon 2050. Voilà pourquoi il est nécessaire de trouver des alternatives à la fois nourrissantes et non polluantes.
"Pour nourrir la population mondiale, il y a quatre façons de se passer des protéines animales: les insectes, les algues, les légumineuses, et la viande de laboratoire ou de synthèse", expose Jérémie Prouteau, cofondateur du DigitalFoodLab, qui conseille les entrepreneurs, investisseurs et industriels sur les problématiques du secteur.
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Sur les insectes, par exemple. L'expert pointe deux business modèles en émergence, dont le premier est tourné vers le B to C. Sur ce créneau, des start-up comme Jimini's transforment et distribuent des insectes pour le marché des particuliers. "Une consommation qui peine à émerger", remarque Jérémie Prouteau. Autre frein : le flou juridique sur le sujet.
Par ailleurs, d'autres jeunes pousses comme Ynsect, Entomo Farm disposent d'usines où elles produisent en gros volumes, notamment pour la nutrition animale. Ynsect (plus de 35 millions d'euros levés depuis sa création en 2011) rechercherait actuellement cent millions. "Si c'est le cas, ce serait la plus grosse levée en France. Ce serait un champion européen en construction", estime l'expert. Voire mondial.
Dans ce domaine, de façon globale, la France, notamment par rapport aux États-Unis, accuse du retard. Au total, 317 millions d'euros ont été investis dans le secteur de la foodtech entre 2013 et 2017. Soit 1,13 % des investissements mondiaux sur la période 2014-2016.
"C'est très faible", note Jérémie Prouteau. Une faible performance à mettre en regard, par exemple, des 535 millions de dollars que vient de lever, à elle seule, DoorDash, start-up américaine spécialisée dans la livraison.
Dans un autre style, la start-up Memphis Meats, spécialisée dans la viande créée à partir de cellules animales, peut, elle, s'enorgueillir de compter Bill Gates ou encore Richard Branson à son capital. Autre caractéristique du marché américain, des géants traditionnels comme Tyson Foods, un industriel de la viande, investissent dans des start-up afin de garder une longueur d'avance.
Big Data
Là où les États-Unis s'intéressent au sujet à travers l'IA, le cloud ou encore l'Internet des objets, la France le pense plutôt côté applications (réalité virtuelle, réalité augmentée). "Chaque jour il se crée 2,5 quintillions (1030) d'octets", avance Freddy Mini. Ce qui pose, aussi, la question de l'impact politique du sujet. Maîtriser ces données revient, d'une certaine manière, à maîtriser le pouvoir. "Un gouvernement pourra ainsi avoir l'avantage d'un pays sur un autre", poursuit-il. C'est le risque.
Sur la thématique du Big Data, c'est aussi l'émergence de l'informatique quantique qui est remarquée. Par opposition à l'informatique traditionnelle où, pour faire simple, tout peut être codifié par 0 ou 1, en matière quantique, cela peut être les deux à la fois. Entre autres impacts, cela "accélère le traitement des data", souligne Freddy Mini, ainsi que la vitesse de traitement des ordinateurs.
Réalité virtuelle
AR, AI, devices (terminaux). Voilà les mots qui ressortent aux États-Unis sur cette thématique, quand la France tourne davantage son regard, d'après l'algorithme de Netvibes, vers le smartphone et les jeux vidéo. "La réalité virtuelle va modifier nos interactions", souligne l'expert, citant l'exemple de la chirurgie à distance, c'est-à-dire la possibilité d'opérer sans contact humain ni présence dans la même pièce, grâce à une caméra et des outils chirurgicaux actionnés à distance.
Quant aux jeux vidéo, ils vont davantage s'immerger dans l'imagination des utilisateurs. Autre exemple, 14 millions de personnes travailleront avec des lunettes connectées aux États-Unis en 2025.
Mobilité
Une différence notable : les États-Unis sont davantage intéressés par les voitures autonomes et la France par les véhicules électriques. Pas forcément une alternative plus écologique, dans la mesure où produire les batteries consomme du CO2, ni plus pratique, vu le très faible nombre de stations de recharge pour l'heure existantes.
"La grande limite du véhicule électrique à hydrogène, ce sont les infrastructures", observe Pascal Mauberger, dirigeant de McPhy, fournisseur de solutions de production et stockage d'hydrogène. Les stations sont en nombre limité et réparties, au niveau mondial, environ à égalité entre le Japon et la Corée, l'Europe (Allemagne, Scandinavie, France...) et la Californie.
Un état qui a d'ailleurs vraiment une longueur d'avance. Le développement des véhicules propres a été boosté par un programme dit ZEV (zero emission vehicle). Par ailleurs, les autorisations ayant été obtenues, les véhicules totalement autonomes (sans aucune intervention humaine) devraient pouvoir y rouler à partir du mois d'avril 2018.
La question du financement apparaît cruciale. "L'argent public va rentrer en ligne de compte", affirme Pascal Mauberger. Et l'expert de pointer, en la matière, les différences entre les pays. La Californie a financé grâce au ZEV une centaine de stations. L'Europe s'appuie sur des subventions européennes et locales. Quant au Japon, il s'inscrit dans une logique de partenariat public/privé.
Début mars 2018, un consortium unissant Air Liquide et des entreprises japonaises s'est ainsi positionné, dans ce pays, pour développer les voitures à hydrogène. L'objectif affirmé au plan national est d'atteindre 900 stations à horizon 2030. Par comparaison, la France dispose actuellement d'une vingtaine de stations. "On attend des annonces pour que ce nombre soit porté à 500 ou 600 vers 2030", ajoute le spécialiste.
Sécurité
Aux États-Unis, c'est la problématique de la "privacy" (vie privée) qui ressort. La France elle, craint les "hackers". Soit "deux sensibilités, entre le fait de se protéger [d'une part], et de se faire attaquer [de l'autre]", analyse Freddy Mini. Une différence de perception -là encore- que les entrepreneurs seraient bien inspirés de prendre en compte pour adapter leur communication à la zone qu'ils visent.
Reste qu'en Europe, le prochain grand défi est celui imposé par le RGPD, dès le 25 mai 2018. A savoir, pour les entreprises, la nécessité de mieux répertorier et gérer les données personnelles qu'elles détiennent (clients, consommateurs, utilisateurs...) pour se mettre en conformité avec de nouveaux standards européens.
"Je crains que cela ne se retourne contre nous, car les Américains pourraient bien transformer cette contrainte en opportunité plus vite que nous", s'interroge Yann Lechelle, dirigeant de Snips, start-up spécialisée dans les assistants vocaux qui se veulent respectueux de la vie privée. Ce qui se dessine, en effet, c'est la question de la souveraineté, au vu de la puissance financière et du poids des GAFAM.
Les experts livrent leur point de vue lors de la matinée consacrée aux tendances de demain chez Bpifrance, jeudi 15 mars 2018 à Paris.
Blockchain
Sur ce sujet, l'analyse de Netvibes a révélé une approche technique des Américains (crypto, bitcoin, blockchain...) et un focus des Français autour de l'argent -et de sa potentielle utilisation criminelle-, notamment du bitcoin.
Le sujet prégnant ? L'ICO (les investissements dans les technologies blockchain se mesurent en partie à travers les levées de fonds par ICO). A l'instar de la messagerie cryptée Telegram (850 millions de dollars levés en prévente, soit environ 690 millions d'euros), ou de Kodak, de nombreuses entreprises se sont retrouvées sur le devant de la scène pour avoir mené une telle opération de levée de fonds en cryptomonnaie. 3,78 milliards de dollars auraient été levés en 2017 par ce biais, selon une étude EY de décembre 2017 portant sur 372 projets.
En la matière, le terrain de jeu est mondial. "On observe un déplacement du centre de gravité car la blockchain est une technologie décentralisée, les serveurs étant répartis dans le monde entier", fait remarquer Ken Timsit, directeur France de Consensys, une société spécialisée dans la blockchain et le développement de solutions décentralisées, choisie par l'UE pour réfléchir dans le cadre d'un observatoire de la blockchain lancé en février 2018.
A cela s'ajoute "l'appétit de l'Asie, tant côté consommateurs que côté investisseurs, pour les technologies du futur". Et si l'Europe parvient à tirer son épingle du jeu, la France, en revanche, ne compte pas ou peu sur cette scène.
Aujourd'hui, "on est entre le 1995 et le 1998 de l'Internet en matière de blockchain", relève Ken Timsit. Un marché qui suscite des craintes. "Les institutions financières sont très frileuses", déclare Freddy Mini. D'où l'idée de définir un cadre.
"Les recommandations que nous ferons à l'UE ? D'abord ne pas mettre la pagaille. Il serait prématuré de vouloir réguler la technologie", explique Ken Timsit. L'expert préconise ensuite de regarder les régulations existantes, comme les lois de sécurité, pour que les entrepreneurs puissent les interpréter et s'y adapter. Viendra, seulement alors, le temps de la régulation.