L'Estonie, nouvelle start-up nation
Discrètement et avec persévérance, l'Estonie est devenue un véritable eldorado pour l'innovation digitale et les start-up européennes. Comment cette ex-république soviétique, dont l'administration est aujourd'hui numérisée à 99 %, a-t-elle réussi ce tour de force économique ? Réponses.
Je m'abonneQui l'eût cru ? L'Estonie, ex-république soviétique comptant 1,3 million d'âmes et située aux confins nord de l'Union européenne, au bord de la Baltique, est considérée aujourd'hui par de nombreux médias et experts économiques comme "la nouvelle start-up nation d'Europe". Violaine Champetier de Ribes, coauteure de "Demain, tous estoniens ? L'Estonie, une réponse aux Gafa"*, partage sa vision : " Il y a 30 ans, personne n'aurait prédit une telle capacité de développement. Aujourd'hui, ce pays devenu la terre mère de nombreuses licornes mondiales, comme Skype ou Bolt, est qualifié de visionnaire. "
Du soviétisme au tout-numérique
Pour mieux comprendre ce tour de force économique, il faut remonter le temps. En 1991, ce pays balte devient une république parlementaire indépendante suite à l'éclatement de l'URSS. Durant l'occupation soviétique, l'Estonie était une terre d'ingénieurs militaires. Lorsque le bloc de l'Est éclate, une jeune génération d'hommes politiques natifs d'Estonie est élue. Souhaitant prévenir la corruption, ils engagent d'emblée des réformes et le digital se révèle un excellent outil.
Sébastien Le Roux, attaché de coopération pour l'innovation numérique à l'ambassade de France en Estonie, précise : " Malgré le peu d'argent disponible à l'époque, l' État a travaillé d'arrache-pied et main dans la main avec les ingénieurs estoniens pour créer un système administratif transparent et totalement numérisé. " Le but était triple : faciliter le quotidien du citoyen, recréer de la confiance et développer le pays économiquement. Cette stratégie s'avère payante avec une croissance quasi continue depuis 1992, excepté en 2008 et la crise des subprimes. Et selon l'OCDE, le pays réalise une croissance de 3,9 % en 2018 (contre 1,5 % pour la France).
L'e-carte d'identité estonienne est sans doute l'emblème de sa politique "tout-numérique". Vote aux élections, accès aux transports en commun, règlement des impôts, suivi des résultats scolaires, paiement des médicaments, création d'entreprise... Cet outil multidémarche facilite la vie des citoyens, et permettrait au pays d'économiser 2 % de son PIB, selon son ministère de l'Entrepreneuriat. En outre, les Estoniens sont propriétaires de leurs données et Internet, arrivé très tôt dans les foyers et les écoles (vers 1996), est "un droit humain" garanti par la loi.
"Paradis administratif"
Les entreprises sont aussi les grandes bénéficiaires de ces e-services. " Il faut en moyenne 15 minutes pour créer sa boîte en Estonie, indique Thomas Padovani, fondateur français de l'entreprise estonienne AdCash (30 millions d'euros de CA en 2018), l'un des leaders de la publicité en ligne ciblée aux côtés de Google ou Criteo. C'est rendu possible par l'extrême simplicité des démarches administratives. On passe par une plateforme web sécurisée qui collecte nos informations et nous inscrit au registre national des sociétés. "
Autre allié : la simplicité de la fiscalité. Depuis 1994, les entreprises paient une flat tax de 20 % sur leurs revenus si les profits sont redistribués sous forme de dividendes. Autre mesure phare : les bénéfices réinvestis directement dans l'entreprise ne sont pas taxés. " C'est hyperintelligent et pratique pour les start-up qui se lancent. En général, elles mettent deux à trois ans pour réaliser leurs premiers bénéfices. Grâce à cette flat tax, elles disposent de temps et d'argent pour lancer leur business ", estime Nadim Taoubi, COO de Natufia, start-up estonienne qui fabrique des potagers indoor connectés.
Par ailleurs, en décembre 2014, a été créé le statut d'e-résident. Grâce à lui, n'importe quel individu dans le monde peut devenir e-citoyen estonien. Dans les trois quarts des cas, ceux qui le demandent souhaitent créer une entreprise. Les bénéficiaires peuvent ainsi la gérer sur place ou en ligne : signature numérique de contrats, cryptage et transmission de documents, opérations bancaires, paiement en ligne des impôts de la société ... Plébiscité par quelque 30 000 personnes, ce statut ne cesse de faire de nouveaux adeptes. Cependant, il ne s'agit ni d'un visa, ni d'un passeport, et il ne permet pas de voter.
Lire aussi : Construction : à l'aube du numérique pour tous ?
Le niveau de qualification élevé des Estoniens est également un atout pour les employeurs. Les enfants sont formés au numérique dès leur plus jeune âge avec, par exemple, des cours de codage à l'école primaire. Au classement PISA de l'OCDE, le pays obtient un résultat supérieur à la moyenne des pays membres de l'UE, notamment en sciences (3e) et maths (7e). Aujourd'hui, l'Estonie est devenue une terre d'ingénieurs et de développeurs reconnus pour leurs compétences et dont les services sont plus abordables qu'en Europe occidentale.
L'effet Skype
"Paradis administratif", terre d'ingénieurs, pro-entrepreneur, pro-digital... Mais attention, comme le rappelle Thomas Padovani : " L'Estonie n'est pas un eldorado économique en soi. Avec 1,3 million d'habitants, son marché intérieur est très petit. Si on lance sa boîte ici, il vaut mieux que cela soit un business à l'export, en lien avec le numérique. " Il n'empêche, " elle a l'un des plus gros ratios de start-up par habitant ", indique Nadim Taoubi. La plus célèbre ? La licorne Skype, valorisée aujourd'hui à plusieurs milliards de dollars. " Indéniablement, sa réussite a ouvert la voie aux autres. Beaucoup d'Estoniens se sont dit que c'était possible ", confie Thomas Padovani. Parmi les autres start-up à succès, Bolt, concurrent principal d'Uber, mais aussi TransferWise, Starship Technologies et PipeDrive ou Playtech (jeux en ligne et paris sportifs).
" On l'oublie souvent, mais la réussite du modèle entrepreneurial estonien vient aussi d'un certain état d'esprit. Beaucoup de gens ont vécu sous l'autoritarisme soviétique. Ils ont donc une capacité de résilience importante face aux difficultés et aux challenges de la vie, conclut Violaine Champetier de Ribes. Pour eux, un obstacle n'est pas un obstacle. C'est un tremplin. Les Estoniens ont aussi beaucoup d'humilité. " Des qualités qui siéent parfaitement à l'entrepreneuriat.
* Éditions Cent Mille Milliards, septembre 2018
Témoignage
" Le système estonien nous a permis d'investir en R & D "
Nadim Taoubi, COO chez Natufia
Fondée en 2014, Natufia a développé un produit unique au monde : un potager d'intérieur automatisé. De la taille d'un réfrigérateur, la machine permet de cultiver fruits et légumes sans pesticides. L'arrosage, la température ambiante, la plantation des graines, tout est automatisé et géré par un programme de machine learning. " Pendant quatre ans, nous avons énormément investi en R & D afin de concevoir et miniaturiser notre invention. En 2018, notre premier modèle a été commercialisé. C'est vrai que le système estonien permet plus facilement de dégager ce temps de recherche. On n'a pas été taxés dès le début et on a bénéficié, ici, d'un réseau d'ingénieurs très compétents ", explique Nadim Taoubi, chef des opérations (COO) chez Natufia.
L'idée est partie de Gregory Lu, le fondateur de la start-up. Après avoir travaillé dans le commerce et des fonds de pension américains, l'entrepreneur fait un burn-out. Il plaque tout pour se lancer dans la culture d'olives en Italie. Très vite, il se rend compte que pour avoir un niveau de rentabilité correct face à la concurrence, il faut utiliser des pesticides. C'est alors que l'idée d'une machine permettant de cultiver un potager sans intrants naît. Aujourd'hui, Natufia emploie 16 collaborateurs et escompte 1 million d'euros de chiffre d'affaires en 2019. Leur machine, qui coûte 12 000 euros, est destinée à une clientèle aisée ou à des professionnels de la cuisine. Ainsi, Simone Zanoni, chef doublement étoilé du palace Four Seasons Hotel George V à Paris, est l'un des clients de Natufia. " À terme, l'idée est de ne vendre que des capsules de graines et de nutriments, comme le cafetier Nespresso. Les acteurs de l'électroménager, tels Bosch ou Electrolux, fabriqueront les machines en utilisant nos brevets ", conclut Nadim Taoubi.
NATUFIA
Fabrication de potagers indoor connectés
Tallinn (Estonie)
Gregory Lu, CEO, 46 ans
Création en 2014 > 16 salariés
CA 2019 prévisionnel : 1 M€
4 start-up estoniennes à succès
PipeDrive
Lancée en 2010, Pipedrive est une société de logiciels CRM en cloud destinée aux services ventes des entreprises en croissance. Elle compte plus de 500 employés à travers le globe et son CRM est utilisé par 85 000 clients au niveau mondial.
AdCash
Fondée en 2007, cette société de publicité en ligne ciblée est l'un des leaders mondiaux, aux côtés de Google ou Criteo. Son CA annuel moyen est de 30 millions d'euros avec 5 000 campagnes diffusées en permanence sur 100 000
TransferWise
TransferWise, créée en 2011 par deux Estoniens, Kristo Käärmann et Taavet Hinrikus, permet de réaliser des transferts d'argent internationaux de pair à pair. Elle revendique un million de clients et un volume de transferts de 800 millions d'euros par mois.
Starship Technologies
Lancée en 2014 par Ahti Heinla et Janus Friis, deux des fondateurs de Skype, cette start-up développe un robot de livraison à six roues capable de se déplacer de façon autonome en ville. En 2018, elle a bénéficié d'une levée de fonds de 25 millions de dollars.