Anne Lauvergeon: "Pour m'investir dans une PME, il me faut un projet innovant porté par une équipe solide"
Après 10 ans à la tête d'Areva, Anne Lauvergeon a pris la présidence de plusieurs start-up et PME, qu'elle accompagne dans leur développement et dont elle appuie les levées de fonds. Parmi elle, Sigfox, aujourd'hui valorisée à 1 milliard d'euros.
Je m'abonneChef d'Entreprise: Après Sigfox, vous prenez la présidence du conseil d'administration d'une autre PME, BoostHeat. Pourquoi cet engagement?
Anne Lauvergeon: Il ne s'agit pas des seules PME dans lesquelles je suis engagée. Je suis impliquée dans plusieurs start-up innovantes à différents degrés, comme présidente des conseils d'administration ou pour donner des coups de main sans être forcément mandataire social. Mon rôle est variable mais avec des constantes, je travaille avec elles sur la stratégie, sur la gouvernance, et je les accompagne dans l'augmentation de leur capital et dans la recherche de financements.
Prenez Sigfox, quand je suis entrée il y a deux ans, la société était valorisée à 25 millions d'euros. Nous sommes en train de lever plus de 200 millions d'euros. Avec Ludovic Le Moan et Christophe Fourtet, les cofondateurs, nous avons structuré la stratégie, les étapes, les choix d'actionnaires. C'est passionnant ! D'autant que les secteurs dans lesquels j'interviens sont très éclectiques. Je suis ainsi l'aventure de Never Eat Alone, fondée par une jeune femme franco-américaine, stagiaire au siège d'UBS, en Suisse. Lorsqu'elle a constaté que ses collègues déjeunaient tous les jours avec les mêmes personnes, elle a eu l'idée d'un algorithme qui mettrait en relation les salariés d'une entreprise en fonction de leurs affinités. C'est malin, car cela rejoint l'intérêt des structures de faire en sorte que leurs collaborateurs se connaissent et échangent.
J'imagine que vous êtes beaucoup sollicitée. Comment choisissez-vous les entreprises dans lesquelles vous impliquer?
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Ce qui me motive, c'est d'abord l'équipe derrière le projet
Ce qui me motive, c'est d'abord l'équipe derrière le projet. Cette dimension est clé. Car une bonne idée n'est rien si elle n'est pas portée, de manière forte et vraie, par des hommes et des femmes. Ensuite, bien sûr, il y a le projet et son caractère innovant. Ces deux critères nous guident et je dois dire que, jusqu'à présent, nous ne nous sommes pas trop trompés!
BoostHeat, par exemple, a été fondée par Jean-Marc Joffroy et Luc Jacquet, deux Belges ayant décidé de vivre en France. Déjà, c'est sympathique. Ensuite, ils ont travaillé ensemble dans une autre structure et disposent donc d'une expérience entrepreneuriale forte. Autre atout : ils sont très complémentaires, l'un plus businessman et l'autre plus technologue. Et ils ont un projet étonnant, celui de fabriquer des chaudières à gaz très économes. À ce volet environnemental s'ajoute la dimension du renouveau industriel français car il faut les construire, ces chaudières!
Lazard France, Alcatel, Cogema puis Areva... Quelles pratiques avez-vous éprouvé, au sein de ces grands groupes, que vous dupliquez aujourd'hui dans les start-up?
Ce que j'ai appris dans ces grandes structures en termes de gouvernance, de gestion de projets et de réseau, j'en fais aujourd'hui profiter les start-up. Surtout qu'il y a une curiosité réciproque croissante. Les grands groupes s'intéressent de plus en plus aux sources d'innovation que les start-up peuvent leur apporter. Le problème, c'est la difficulté qu'elles ont, encore, à communiquer... tout simplement car elles n'évoluent pas dans le même espace-temps. Les start-up sont dans l'immédiateté, l'urgence, tandis que les process de la grande structure ralentissent la réactivité. Donc il faut parfois des pierres de Rosette pour traduire d'une langue à l'autre. C'est ce que j'essaie de faire.
Au contraire, encourageriez-vous à déployer dans les grands groupes certaines pratiques découvertes auprès des start-up?
J'ai toujours eu l'impatience du temps. Je la retrouve, à un degré encore plus élevé, dans les start-up. Les gens sont totalement dédiés à leur travail car il s'agit parfois d'une question de survie de leur entreprise. Les plus grandes structures ne connaissent pas cela, le degré d'implication est donc différent.
"J'ai toujours eu l'impatience du temps"
Hier à la tête d'Areva, aujourd'hui à celles de Sigfox ou BoostHeat... Vous connaissez bien le problème du déséquilibre des rapports entre PME et grands groupes. Comment y remédier?
En comprenant que les uns ont besoin des autres. Pour une start-up, avoir un ou plusieurs grands groupes qui investissent, c'est une garantie vis-à-vis du monde financier et de ses clients. Pour les grandes entreprises, créer un écosystème de start-up autour d'elles constitue un véritable enjeu. Sur cette question, elles font encore preuve d'un certain snobisme en préférant parfois prospecter des jeunes pousses dans la Silicon Valley.
Concernant les délais de paiement, il semble y avoir une dichotomie entre la volonté du législateur de les réduire et la réalité quotidienne de nombre de PME. Qu'en pensez-vous?
C'est totalement vrai. Nous constatons d'ailleurs que les différentes start-up que nous accompagnons ont parfois les mêmes listes de mauvais payeurs. Certaines entreprises paient avec des délais très longs. Non seulement cela met en péril la survie même des fournisseurs, mais démontre également un manque de respect du donneur d'ordres. La création du médiateur du crédit est un pas vers des solutions. Et je trouve très bien d'avoir publié la liste des mauvais payeurs. Les bonnets d'âne doivent être attribués publiquement afin de faire changer les comportements.
Vous présidez la commission Innovation 2030 mise en place par le gouvernement Ayrault. Selon vous, l'encourage-t-on suffisamment?
Nous sommes en France très bons sur l'amorçage, c'est-à-dire le démarrage des entreprises innovantes. Pour créer une SAS, cela va très vite. Là où on a une difficulté, c'est quand les entreprises décollent. Elles ont alors des besoins en fonds de roulement significatifs qui correspondent trop souvent à une traversée de la vallée de la mort. Pour y remédier, des fonds sont en train d'être montés, à majorité privée, mais avec la BPI. Et parallèlement émergent des licornes dont les dirigeants n'ont pas une approche de mercenaire. Plutôt que valoriser leur boîte pour la revendre, ils ont une véritable ambition de développer leur business.
Que pensez-vous de ces licornes, justement, valorisées à plusieurs centaines de millions d'euros sans pourtant engendrer un centime de rentabilité?
C'est le même phénomène qu'aux États-Unis. Les entreprises innovantes ne font ni des chiffres d'affaires colossaux ni une rentabilité incroyable, mais leur business model et les opportunités de croissance attenantes enthousiasment les investisseurs.
Le monde entrepreneurial semble divisé entre les start-up innovantes, très populaires, et les TPE/PME dites traditionnelles qui, elles, peinent à se financer alors qu'elles représentent le gros du PIB français. Que dites-vous à leurs dirigeants?
"J'ai une grande admiration pour ces patrons qui se battent, dans des conditions souvent difficiles"
D'abord que j'ai une grande admiration pour ces patrons qui se battent, dans des conditions souvent difficiles. Ensuite, que toute entreprise a intérêt à innover pour se distinguer de ses concurrents et ainsi changer les équations. D'autant que cette démarche est possible dans tous les secteurs!
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Fortune vous a hissée au rang de deuxième femme d'affaires la plus puissante du monde. Selon vous, soutient-on assez l'entrepreneuriat féminin?
Ce classement m'a toujours amusée : il plaisait beaucoup à mon fils qui était convaincu que j'étais la femme la plus musclée du monde ! Il n'y a pas d'équivalent pour les hommes, ce qui montre bien que la parité est loin d'être atteinte. Aucune femme n'est p-dg du CAC 40. Je suis une des créatrices du Women's Forum ; je suis proactive pour changer cette situation. Non pas parce que je crois que les femmes sont meilleures, mais plutôt parce que les performances s'améliorent lorsqu'il y a parité. Carlos Ghosn est aussi de cet avis. Selon lui, si les voitures sont créées uniquement par des hommes, elles ne plairont qu'à eux ! Il est intelligent, dans les entreprises, de jouer la diversité.
Vous parlez beaucoup des bénéfices de l'échec. Or, aujourd'hui, on vous reproche certains de vos choix stratégiques lorsque vous étiez à la tête d'Areva. Que répondez-vous à vos détracteurs?
Mes détracteurs ayant été complètement associés aux décisions, je trouve leurs réactions un peu étranges. Mais au vu du nombre d'articles sur la faillite de l'État actionnaire, il vaut mieux dire que c'est moi plutôt qu'eux.
En tant que chef d'entreprise, ces critiques ont-elles ébranlé certaines de vos certitudes?
J'ai des convictions, mais rarement de certitudes. J'ai toujours beaucoup douté. Le jour où vous n'avez plus de doute, c'est là que vous devenez dangereux ou dangereuse!