Des champions de l'innovation pour faire rêver
Peu importent les critiques, les doutes ou la pandémie, des entrepreneurs se lèvent et continuent de développer leurs projets, poursuivant un rêve auquel, eux, croient. Souvent, ils cherchent même à transformer en business des actions qui servent des causes humaines et environnementales.
Je m'abonnePendant quinze ans, Alex Caizergues s'est levé kitesurf, a pensé kitesurf et s'est couché kitesurf. Passionné, ce champion peut être fier de son palmarès : titre de champion du monde de vitesse (en 2007, 2008, 2009 et 2017), deux fois recordman toute catégorie et actuel détenteur du record de vitesse en kitesurf avec 107,3 km/h de moyenne sur 500 mètres. Il vise désormais les 150 km/h ! Mais pour pulvériser ses propres records, le sportif a besoin d'un cockpit. " L'exploit n'est pas sans danger, mieux vaut se doter d'un certain niveau de sécurité ", lâche celui qui reconnaît aller parfois jusqu'aux limites du raisonnable.
Directeur sportif du think tank de la tech The Galion Project, il voit plus loin que la performance sportive et embarque avec lui quelques entrepreneurs-amis dans le projet de créer une écurie. " Si tu as une idée qui permet de faire perdurer l'aventure au-delà de ton record, nous sommes partants ", lui glissent à l'oreille ces entrepreneurs. C'est ainsi que le laboratoire scientifique et technique Syroco est créé en avril 2019 par cinq cofondateurs.
" Le record du monde de vitesse absolue est le premier exploit de Syroco, dont les innovations ont pour ambition de porter la transformation énergétique du transport maritime et de participer à sa décarbonisation ", confie Alex Caizergues. Parmi ces innovations : la conception du Speed Craft, l'engin star de Syroco. En dix-huit mois, Syroco réussit également à commercialiser deux produits : une plateforme fournissant un jumeau numérique de simulation d'efficacité énergétique dont le premier client est la CMA CGM, acteur du transport et de la logistique, et un foil (aile profilée) qui améliore la performance énergétique des navires pour Hynova (premier yacht à hydrogène). Autrement dit, d'un projet fou est née une entreprise.
Agir
Il faut dire que le secteur du transport attire les entrepreneurs. La Nouvelle Aquitaine, par exemple, se passionne pour le projet porté par Flying Whales, labellisé par les pouvoirs publics comme un des porte-drapeaux du futur de l'industrie française. De quoi s'agit-il ? De créer, construire et exploiter des ballons dirigeables ! Dotés d'une soute immense adaptée aux charges lourdes, pour des livraisons directes de point à point, ces géants des airs auront pour objectif de connecter des régions enclavées, d'intervenir lorsque les infrastructures sont inexistantes ou en mauvais état. Un rêve d'enfant ? Pas seulement. Alain Rousset, le président de la région en est fan. La Nouvelle Aquitaine est d'ailleurs devenue actionnaire de Flying Whales. " Sébastien Bougon, le fondateur de l'entreprise, a vraiment une vision du déroulement du programme sur le marché et il a toujours eu à coeur de disposer de débouchés bien identifiés ", commente Michèle Renaud, market, sales et communication director de Flying Whales. Il ne s'agit pas seulement d'engager un projet extraordinaire mais bien de faire du business. Il n'empêche ! D'ici peu, les baleines géantes pourraient bien décoller de Laruscade, au nord de Bordeaux, où l'usine de Flying Whales doit être construite.
La tête dans les étoiles, certaines start-up choisissent de se positionner carrément dans le secteur spatial. " Prenez Exotrail, jeune pousse créée par des ingénieurs qui développent une solution de propulsion de petite taille pour satellites... Qui aurait pu imaginer il y a seulement dix ans qu'une start-up pourrait se lancer dans l'espace ? " interroge Matthieu Somekh, CEO de l'incubateur Zebox. Ici, point de course à la conquête spatiale. Il s'agit de retrousser ses manches en faveur du bien commun. " Les entrepreneurs, et surtout les plus jeunes d'entre eux, affichent une volonté de plus en plus marquée d'agir et d'avoir un impact sur leur environnement ", poursuit Matthieu Somekh.
Ainsi, les secteurs de la greentech, écotech, cleantech fédèrent les énergies. Plusieurs projets s'élèvent par exemple contre la pollution des mers. Une start-up norvégienne, Clean Sea Solutions, a mis au point un système pour éliminer les déchets plastiques des marinas.
En France, le skipper Yvan Bourgnon développe The Sea Cleaners, un voilier, le Manta, doté d'une rampe de collecte pour ramasser et filtrer les déchets plastiques le long des côtes. Une autre initiative est née au Pays basque, I Clean My Sea, portée par Aymeric Jouon, océanographe. " Notre application mobile permet à ses utilisateurs de signaler la présence de déchets, il leur suffit de prendre une photo pour qu'elle les géolocalise et envoie l'information au bateau collecteur " , explique-t-il. C'est simple, engageant, efficace. " Je suis spécialisé dans la modélisation des courants, j'ai donc travaillé sur la prévision des dérives de trajectoires " , précise-t-il. L'été dernier, le bateau a sillonné la côte basque pendant trois mois et trois tonnes de déchets ont pu être récoltées. " En impliquant nos concitoyens dans la collecte, nous espérons les sensibiliser et modifier les comportements " , souffle Aymeric Jouon. Ce père de famille, fou d'océan, agit pour mettre un terme au spectacle de désolation qu'offre une mer jonchée de plastique et pouvoir renouer avec le rêve ! " Nous observons un engagement plus fort dans l'entrepreneuriat social, environnemental et sociétal, avec des porteurs de projets qui essaient de changer le monde ", confirme Didier Chabaud, professeur à l'IAE Paris.
Témoignage
" Certains sont apeurés par la disruptivité "
Harold Guillemin, président de FinX
Nourrir chaque habitant d'une planète dont la population augmente d'année en année est l'un des grands challenges de notre époque. Et puis il ne s'agit pas de se nourrir n'importe comment. C'est pourquoi, les fermes urbaines éclosent un peu partout. Mieux, les fermes urbaines verticales, sortes de grand buildings futuristes entièrement végétalisés car dédiés à la production de denrées fraiches, s'installent au coeur des villes. A l'instar de celle que propose Plenty, start-up basée à San Francisco. " L'agriculture verticale existe parce que nous voulons accroître la capacité mondiale en fruits et légumes frais et nous savons que c'est nécessaire ", confie Nate Storey, directeur scientifique et co-fondateur de Plenty, à Forbes.
Le concept de Plenty est optimisé par une intelligence artificielle qui ajuste température, alimentation en eau et éclairage pour un rendement maximal. Des ampoules Led remplacent la lumière du soleil et d'énormes robots attrapent et déplacent les plants lorsque c'est nécessaire. Les chiffres de la start-up ont aussi de quoi impressionner : la ferme occupe moins d'un hectare au sol, tout en assurant la même production que si elle s'étalait sur trois hectares. Elle utilise 99% moins de terres et 95 % moins d'eau que l'agriculture classique, mais sa production est 400 fois supérieure. Plenty assure être d'ores et déjà en mesure de produire différents légumes, sans OGM, ni pesticide ni herbicide. Elle a également conclu un accord avec Driscoll's, l'un des principaux producteurs de baies aux États-Unis. L'objectif ? Produire des fraises tout au long de l'année.
Y a-t-il en effet un profil type de porteurs de projets un peu fous ? " Ce sont des sachants, des scientifiques, qui connaissent leur secteur et développent une véritable vision ", répond Gilles Schang, directeur adjoint du fonds écotechnologies de Bpifrance. Les créateurs de start-up sortent des écoles d'ingénieurs, viennent de la tech notamment. Aujourd'hui, note Didier Chabaud, " les personnes s'engagent plus facilement et portent moins la crainte de l'échec qu'il y a une vingtaine d'années, l'entrepreneuriat ne représente parfois qu'une étape dans une carrière, du coup les énergies se libèrent plus aisément ".
Les pionniers ne seraient pas plus audacieux que leurs pairs, mais la société dans son ensemble apparaît plus audacieuse. L'entrepreneuriat s'en trouve davantage valorisé. " D'ailleurs en cas d'échec, ils pourront faire valoir leurs compétences auprès d'entreprises entrées dans un cycle d'innovation ou engagées dans leur transformation digitale ", rassure Matthieu Somekh.
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En outre, en France, l'écosystème est généreux. Bpifrance accompagne entre autres les projets via son programme d'investissement d'avenir dédié au financement des technologies innovantes dans les domaines de l'environnement ou de l'agriculture. Les investisseurs ne rechignent pas à suivre des projets bien ficelés. L'argent circule. " Réaliser un proof of concept (Poc) est devenu accessible. En quelques mois et avec assez peu d'argent, il est possible de tester une idée et de communiquer autour ", assure Thomas Houy, maître de conférences chez Telecom Paris. La prise de risque, mesurée, ne les dissuade pas. Ceux qui réussissent sont très à l'aise dans leur relationnel. " Ce n'est pas un hasard, porter un projet qui va avoir un impact fort ou un succès exceptionnel impose d'échanger et de bien comprendre son environnement ", précise Matthieu Somekh. Ils osent néanmoins. Ainsi, les fondateurs d'Insect ont eu l'audace de penser qu'il était judicieux d'utiliser des insectes dans la nourriture animale. " Ils proposent un changement de paradigme et sont vraiment impliqués, d'ailleurs Insect est une entreprise à mission ", rappelle Gilles Schang.
De même, les jeunes générations prennent la main. " Elles désirent agir, ne demandent pas la permission et maîtrisent les outils technologiques. La distance entre la naissance d'une idée et son exécution n'a jamais été aussi courte ", estime Thomas Houy.
Raccrocher la réalité
Tout l'enjeu étant de parvenir à raccrocher une idée à la réalité du marché. " Personne ne peut vendre seul une idée folle, les créateurs d'entreprise doivent partir d'un besoin, puis construire une solution. La concrétisation de l'offre donne aux investisseurs le moyen de se projeter ", résume Didier Chabaud. Et là, l'écosystème joue son rôle à fond. Le concept ne suffit pas. " Les meilleures idées naissent d'un véritable besoin ", précise Matthieu Somekh.
Dans la medtech, le terrain de jeu semble infini. Maryne Cotty-Eslous a fondé Lucine en 2017 et s'est attaquée à la prise en charge de la douleur par les thérapies numériques. Entrepreneure scientifique et déterminée, elle n'hésite pas à tordre le cou au mythe de l'entrepreneur superhéros : " La réussite du projet n'a rien à voir avec la personnalité de son fondateur, il ne s'agit pas d'avoir un supplément d'âme, mais de réunir trois ingrédients : une volonté à toute épreuve, suffisamment d'humilité pour s'entourer de gens meilleurs que soi et s'assurer d'un marché ". Le sien, celui de la douleur chronique, rassemble 25 % de la population mondiale ! Lucine a donc attiré des partenaires. " Les projets les plus ambitieux ont su s'amarrer à des industriels, et trouver un équilibre subtil entre l'argent, les levées de fonds et les compétences via la valeur des partenariats ", commente Gilles Schang.
D'un côté, les jeunes pousses tirent une certaine légitimité et un surplus de visibilité grâce à des grands noms de l'industrie. De l'autre, les grandes entreprises se nourrissent de la créativité des start-uppeurs. " Le tandem fonctionne bien si chacun a conscience de la taille de l'autre, si les objectifs sont clairement définis et les modes opératoires adaptés ", prévient Didier Chabaud. " Lever des fonds, décrocher des subventions c'est bien, car cela permet d'accélérer, mais ce qui fait une entreprise c'est son chiffre d'affaires et donc la vente ", martèle Maryne Cotty-Eslous.
Début mars, Lucine fête son quatrième anniversaire. L'entreprise emploie une quarantaine de collaborateurs et travaille avec une dizaine de laboratoires pharmaceutiques, soit en codéveloppement, soit en vue de contrats de distribution. Les projets les plus fantastiques n'échappent pas à la loi du marché. Mais pour concilier le bien collectif avec la performance, il faut du souffle. Et ces entrepreneurs ressemblent aux antifragiles si bien définis par l'auteur Nassim Nicholas Taleb... Ils possèdent en eux cette faculté à non seulement tirer profit du désordre, mais à en avoir besoin pour devenir meilleur.
Témoignage
" Au début, j'ai été pris pour un abruti "
Franck Zal, président de Hemarina
Et si un ver marin pouvait sauver des vies ? C'est l'idée développée par Franck Zal, fondateur d'Hemarina. Ancien chercheur au CNRS spécialiste de la biologie sous-marine, il s'intéresse plus précisément aux vers arénicoles, qui vivent sur les plages au gré des marées. " Dans le sang de cet animal, j'ai trouvé l'ancêtre de nos globules rouges. Il possède une molécule qui n'a pas de typage sanguin, et donc en mesure d'être transfusée à tous les groupes sanguins ", explique-t-il.
Refusant que sa découverte soit exploitée industriellement par n'importe quel groupe, il choisit en 2007 de monter sa propre entreprise avec l'aide des Finistère Angels et de l'Inserm. Et c'est en 2021, après une longue période d'essais cliniques, qu'il peut envisager la commercialisation de son produit : Hemo2Life, un additif à toutes les solutions de préservation de greffons, qui se base donc sur les propriétés du ver arénicole, véritable transporteur d'oxygène. Ainsi, un rein peut tenir 7 jours au lieu de 12 heures, un poumon 48 heures au lieu de 6 heures, etc. 250 patients ont déjà bénéficié de la solution, dans le cadre des essais cliniques. " Les innovations de rupture comme les nôtres requièrent des temps très longs car nous cassons alors les paradigmes de la connaissance ", commente Franck Zal qui n'a pas été pris au sérieux au début de son travail. Il poursuit : " Quand on présente une innovation de rupture, cela passe par trois phases, celle où on est pris pour un abruti, celle où la règlementation se durcit car on fait peur, celle où on s'entend dire mais de toute façon, j'y avais pensé avant toi''. "
Pour le dirigeant, cette ténacité représente 25 ans de sa vie. Et ce n'est que le début : Hemarina est actuellement en pourparlers avec des entreprises pharmaceutiques pour la distribution de son produit à l'échelle mondiale. La PME annonce aussi sa nouvelle solution : de l'hémoglobine lyophilisée, sans typage sanguin.
Hemarina
Recherche et développement
Morlaix (Finistère)
Franck Zal, président, 54 ans
SA > Création en 2007 > 20 collaborateurs
CA 2020 : NC
Témoignage
" Il faut casser une barrière psychologique "
Pascal Joguet, président de Joué Music Instruments
Rendre accessible le rêve de pouvoir jouer de la musique sans rien n'y connaître ni en solfège ni en accords, c'est le pari de Joué Music Instruments. L'entreprise développe un appareil pour le moins curieux, le Joué Play. Il est composé d'un ou plusieurs claviers simplifiés qu'il suffit de relier à un ordinateur ou à une tablette, avant de lancer l'application dédiée. Ensuite, libre à chacun de composer les morceaux de son choix et de les enregistrer. " Nous n'allons pas transformer les gens en musiciens, mais chaque utilisateur obtiendra un résultat sonore rapide, très intéressant ", assure Pascal Joguet, président de Joué Music Instruments. Et l'appareil rencontre un petit succès : mis sur le marché au dernier trimestre 2020, plus de 1 200 pièces s'écoulent en fin d'année, ce qui permet à l'entreprise de dégager 500 000 euros de chiffre d'affaires. Confiante, elle vise le million d'euros pour la fin 2021.
80 % des ventes ont été réalisées en direct, sur le site de la TPE. " Dans les mois à venir, le web restera très présent, mais il s'équilibrera davantage avec le retail ", annonce Pascal Joguet, qui doit répondre à des demandes de grands magasins. Pourtant, au départ, il était difficile d'expliquer le principe du Joué Play. " Il suffit de sortir l'appareil et de le faire fonctionner pour que les gens y croient. On vient alors casser une barrière psychologique ", poursuit le dirigeant. Il espère conquérir l'international dès l'année prochaine (les États-Unis se montrent très intéressés) et continuer de déployer des ateliers de pratique musicale.
Joué Music Instruments
Fabrication et distribution d'appareils musicaux
Bordeaux (Gironde)
Pascal Joguet, président, 47 ans
SAS >Création en 2016 > 7 collaborateurs
CA 2020 : 500 000 €