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L'IA, un marteau pour bâtir ou détruire ?

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L'IA, un marteau pour bâtir ou détruire ?
© généré par IA

Une entreprise française qui licencie la moitié de ses effectifs pour intégrer l'IA, comme évoqué dans une chronique du Youtubeur spécialisé gaming Lusty, datée du 19 septembre 2023[1]. Le premier réflexe sera de considérer cette information, comme lui, comme un drame. Néanmoins, nous pouvons aussi considérer un autre point de vue : et si, paradoxalement, ces licenciements étaient une opportunité, voire une bonne nouvelle pour les personnes concernées ?

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Peut-être s'agit-il de se libérer d'un management toxique qui fragilise déjà les salariés, dans un contexte où burn-out et stress explosent depuis la généralisation du télétravail. Car les stats sont là : la santé psychique et physique des travailleurs s'est dégradée, au point de devenir la troisième difficulté rencontrée par les salariés en 2021[2]. En 2021, plus de 20% des salariés ont rencontré des problématiques de burn-out, de stress et d'accidents du travail, soit 2,5 fois plus qu'en 2020 ! D'après un sondage OpinionWay pour le cabinet Empreinte Humaine en mars 2022, 2,5 millions des salariés (soit 1 salarié sur 3) et 44% des managers sont en état de burn-out sévère[3].

Une question de point de vue

L'idée qui se cache derrière cette « bonne nouvelle », c'est de se dire que si le Codir est capable de prendre une telle décision, c'est que nous sommes probablement dans une entreprise dont le management est toxique et délétère, et qu'en ce sens si cela peut épargner la santé mentale de près de 75 personnes, c'est plutôt une bonne nouvelle. La décision d'une entreprise de remplacer une partie de son personnel par l'IA peut refléter un système managérial déconnecté des réalités humaines. La montée des burnouts et du stress dans le monde professionnel - souvent liée à des cultures d'entreprise toxiques - rappelle l'analyse de Michel Foucault sur le biopouvoir qui désigne le mode de gouvernance moderne par lequel les pouvoirs politiques régulent et contrôlent les corps et les populations, non par la coercition directe, mais en intervenant sur la vie elle-même (naissance, santé, reproduction, et mortalité), afin de maximiser la productivité et la normalisation sociale tout en minimisant les résistances.

Selon lui, les systèmes modernes tendent à contrôler les individus non seulement dans leur activité, mais aussi dans leur santé mentale et physique. Statistiquement, on observe que les conditions de travail se dégradent à mesure que l'on exige des résultats toujours plus performants des salariés (oui, on arrive sur Marx !). Selon un rapport d'Empreinte Humaine (2022), un tiers des travailleurs français se déclarent en burnout sévère. La réification des employés - concept central chez Marx - transforme les individus en simples ressources, des « choses » optimisées pour la productivité. L'introduction de l'IA dans ces contextes amplifie ce phénomène, car elle donne un alibi « technique » à des décisions inhumaines. L'éthique organisationnelle est ici cruciale. Selon Emmanuel Levinas, le visage de l'autre impose une responsabilité morale. Or, dans ces entreprises, le visage de l'autre - en tant que sujet humain - disparaît derrière des considérations de rentabilité. Car avec ce cancer de la toxicité et du climat délétère qui gangrènent un peu partout, il est légitime de se demander où sont passés les garde-fous ?

L'inspection du travail semble débordée, et certaines entreprises, comme Ubisoft, illustrent bien les dérives d'une culture managériale négligente, où la pression et les abus s'accumulent. Mais qu'advient-il d'une entreprise qui oublie que sa vraie richesse, ce sont ses salariés ? Il serait peut-être temps de les considérer, sous peine de voir ses coûts cachés littéralement imploser et sa rentabilité décroître. Un personnel sous pression, voire fatigué impacte les services production, qualité, logistique ainsi que les ressources humaines et a une incidence loin d'être négligeable autant sur l'image de marque que sur ce que l'on appelle les opportunités business loupées. Il est crucial de rappeler que l'outil, ici l'IA, n'est pas intrinsèquement mauvais : c'est l'intention derrière son usage qui pose problème. Ce n'est jamais l'outil qui est à condamner mais l'intention de celui qui l'utilise. Avoir peur d'un outil n'a de sens que si des personnes mal intentionnées s'en emparent. Ah, c'est déjà fait ? Bah oui certainement, au même titre qu'un marteau a déjà été utilisé pour écraser le crâne de mémé, alors qu'il était pourtant destiné à enfoncer des clous. Craindre l'IA n'a de sens que si elle est manipulée à des fins malveillantes, comme n'importe quelle autre technologie - ou même un simple marteau. Mais l'histoire montre que l'humanité a la capacité de s'autoréguler.

L'intentionnalité et l'outil : entre confiance et vigilance

Pour Karl Marx, le travail n'a pas pour vocation intrinsèque d'« améliorer le monde » dans un sens moral ou progressiste. Il est avant tout un processus par lequel l'être humain agit sur la nature pour transformer son environnement et répondre à ses besoins matériels, établissant ainsi les bases de sa survie et de son développement. Dans une société idéale, affranchie des contraintes de l'exploitation capitaliste, Marx envisage que le travail pourrait devenir une activité libre et épanouissante, nourrie par la créativité humaine et tournée vers le bien commun. Cette vision repose sur l'idée que, dans un tel contexte, le travail ne serait plus perçu comme une contrainte aliénante, mais comme une expression de soi et un moyen d'améliorer les conditions de vie collectives et individuelles. Cependant, dans le système capitaliste qu'il critique, Marx constate que le travail est aliéné : il n'est plus qu'une activité instrumentalisée au service de l'accumulation du capital, réduisant les travailleurs à de simples rouages d'un mécanisme économique déshumanisant. L'amélioration du monde, dans ce cadre, devient subordonnée à la recherche du profit, plutôt qu'orientée vers des aspirations véritablement humaines et sociales. Marx espère que l'émancipation des travailleurs pourrait inverser cette dynamique, permettant au travail de redevenir un levier pour bâtir une société plus juste, où la production matérielle servirait enfin les besoins et les désirs de tous.

Cette réflexion sur l'aliénation peut s'appliquer à la crainte contemporaine suscitée par les technologies comme l'intelligence artificielle. Cette peur projette souvent sur ces outils des intentions malveillantes qu'ils ne possèdent pas, comme si l'outil créé par l'homme devenait autonome et échappait à son contrôle. Ce mécanisme évoque la notion marxienne d'aliénation : l'homme, en externalisant ses capacités dans des objets ou des technologies, leur attribue une autonomie illusoire. En réalité, c'est toujours l'usage humain de ces outils qui en détermine les effets. On peut ici établir un parallèle avec des technologies historiques : l'invention de la bombe atomique, par exemple, illustre que ce n'est pas l'outil en lui-même qui est intrinsèquement bon ou mauvais, mais l'utilisation qu'en font les individus ou les sociétés.

En psychologie sociale, cette délégation de responsabilité face à des outils puissants rejoint l'idée de « diffusion de responsabilité » théorisée par Darley et Latané, selon laquelle plus un outil ou un système paraît complexe et impersonnel, plus les individus ont tendance à se déresponsabiliser face à ses effets. Une telle attitude souligne la nécessité d'une vigilance éthique accrue. Comme le propose Hans Jonas dans Le Principe responsabilité, il incombe à l'humanité d'anticiper les conséquences à long terme des technologies qu'elle développe, non seulement pour limiter leurs impacts négatifs, mais aussi pour préserver la pérennité et la dignité humaine. Ainsi, si le travail et la technologie ont le potentiel de transformer le monde, leur capacité à réellement l'améliorer dépend avant tout de la réflexion collective et des choix éthiques des sociétés humaines.

Face à l'IA : collaboration ou résistance ?

Dans le film WarGames (1983), une intelligence artificielle menaçante est neutralisée en retournant ses propres mécanismes contre elle-même, illustrant une idée fondamentale : la résistance face à une technologie oppressive ne consiste pas toujours à la rejeter ou à la détruire, mais à la comprendre profondément pour mieux la détourner ou l'utiliser de manière critique. Ce principe trouve des échos dans plusieurs domaines philosophiques et psychanalytiques. Du point de vue de Jacques Lacan, on pourrait analyser cette dynamique à travers la notion de désir. Contrairement aux algorithmes, qui fonctionnent selon des logiques prédictives et déterministes, le désir humain est marqué par une incomplétude intrinsèque, une quête jamais totalement satisfaite. Ce manque, qui constitue notre humanité, est un espace d'indétermination que l'intelligence artificielle, aussi sophistiquée soit-elle, ne peut jamais véritablement comprendre ni reproduire. Là où l'IA cherche à optimiser, le désir humain explore, diverge et souvent s'égare, affirmant une singularité irréductible à toute logique algorithmique.

Sur le plan philosophique, Bernard Stiegler offre une perspective complémentaire en introduisant la notion de pharmakon, un concept issu de la pensée grecque qui désigne quelque chose pouvant être à la fois remède et poison. Pour Stiegler, les technologies modernes, y compris l'intelligence artificielle, constituent un pharmakon : elles ont le potentiel d'augmenter nos capacités cognitives et sociales, mais peuvent également les atrophier si elles sont utilisées sans discernement.

Le risque majeur de l'automatisation totale, selon lui, est de court-circuiter notre capacité à réfléchir, à imaginer et à produire du sens. Par exemple, si l'IA se charge exclusivement des tâches complexes ou créatives, l'humain risque de perdre l'exercice actif de ces compétences, entraînant une forme de désubjectivation. C'est pourquoi Stiegler insiste sur la nécessité de garde-fous, non seulement techniques, mais aussi légaux et sociaux, pour éviter que les technologies ne deviennent des outils de domination ou d'appauvrissement humain. Ces garde-fous impliquent une responsabilité collective : comprendre et encadrer ces outils afin qu'ils servent des finalités éthiques et humanistes, et non de simples logiques économiques ou productivistes. Ainsi, tout comme dans WarGames, la maîtrise d'une technologie passe par une vigilance active et un dialogue permanent avec ce qu'elle promet, mais aussi avec ce qu'elle risque de détruire. On pourra donc toujours lancer une partie de morpions à ChatGPT avant qu'il ne déclenche l'apocalypse et il est malheureusement plus probable, depuis le 24 février 2022, que le monde n'ait finalement pas vraiment besoin de recourir à l'IA pour s'auto-détruire.

L'avenir de l'IA : soutenir l'humanité, pas la remplacer

L'intelligence artificielle constitue un outil précieux pour alléger les tâches répétitives et automatiser des processus. Je l'ai utilisé notamment dans le projet EZly qui me permettait notamment de scanner automatiquement et de comprendre les compétences techniques des experts IT que je rencontrais afin de mieux les présenter aux recruteurs qui les recherchaient mais ne les trouvaient pas. J'ai ainsi pu boucler un recrutement pour la BPCE en moins de 21 heures ouvrées, littéralement du mercredi 12H au vendredi 17H, validation du service achat comprise, et ceci, sans avoir le réseau adéquat. Cependant, elle demeure incapable de concevoir des projets réellement innovants, car l'innovation dépasse la simple exécution technique : elle implique une réflexion éthique et une compréhension fine des besoins humains, un domaine où la machine reste profondément limitée. Cette distinction renvoie au concept de praxis chez Aristote, qui différencie les actions orientées vers le bien commun des simples techniques (technè), centrées sur l'exécution mécanique d'une tâche. La praxis suppose un engagement moral et une capacité à penser les finalités des actes, des qualités inaccessibles à l'IA, qui se contente d'optimiser des moyens sans questionner leur sens ou leurs implications.

Dans le monde entrepreneurial, cette réflexion est particulièrement cruciale. L'essor de pratiques comme le dropshipping - où l'objectif se limite souvent à maximiser le profit en exploitant les failles d'un système globalisé - illustre une dérive consumériste facilitée par les technologies modernes. Mais l'entrepreneuriat, dans sa forme la plus noble, ne se réduit pas à l'exploitation des opportunités : il implique une capacité à transformer la société par des innovations significatives. Joseph Schumpeter, dans sa théorie de la destruction créatrice, souligne que l'entrepreneur véritable est celui qui introduit des ruptures positives, bouleversant les modèles établis pour en construire de nouveaux, plus adaptés et bénéfiques. Dans cette perspective, l'IA pourrait être un allié puissant, à condition qu'elle soit mise au service d'une telle vision transformatrice. Cela nécessite toutefois une maîtrise éclairée de ces technologies. Plutôt que de céder à la crainte ou à une fascination naïve, il devient essentiel de promouvoir une éducation aux outils numériques, permettant à chacun de les utiliser avec discernement et de s'interroger sur leurs finalités. Cette démarche dépasse le simple cadre technique pour s'inscrire dans une réflexion collective. Comme tout outil, l'IA n'est ni intrinsèquement bonne ni mauvaise : son impact dépend des choix humains qui en orientent l'usage. Ainsi, elle nous invite à redéfinir notre rôle dans un monde où l'intelligence est désormais partagée entre l'homme et la machine.

Cette redéfinition doit être éclairée par des disciplines comme la philosophie, la psychologie ou l'éthique, afin d'assurer que les avancées technologiques servent l'humanité sans la réduire à un rôle subalterne. Comme le soulignait Hans Jonas dans Le Principe responsabilité, nous avons le devoir d'anticiper les conséquences de nos innovations pour préserver non seulement notre présent, mais également l'avenir des générations à venir. L'IA ne doit pas devenir un maître, mais rester un outil au service de notre quête collective de sens et de progrès.


[2] Source capital / Management : https://bit.ly/3Vq57dU

[3] Source Culture-rh.com « Santé mentale et entreprise (notamment au sein des RH » : https://bit.ly/3CijA2B


Hello je m'appelle Guillermo Di Bisotto et je suis l'auteur Eyrolles Business de "C'est où qu'on signe ? L'art de traiter les objections" (http://tinyurl.com/s93ufjx5) et de "Questions pour un champion de LA vente"(https://c3po.link/QJyHhbRRZa) | Mon dernier livre a remporté le prix du coup de coeur de l'IDRAC Business School et c'est un honneur que ce livre ait été plébiscité par ses étudiants. J'espère donc de tout coeur, en ayant écrit cet article, vous avoir donné envie de vous le procurer 😊(et surtout de le lire à votre tour)



 
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