Intrapreneuriat : quand les grandes entreprises s'inspirent des start-up
Pour faire face à une concurrence de plus en plus forte, les entreprises doivent s'inspirer des méthodes des start-up pour gagner en agilité. C'est ce qu'expliquent Jean-François Caillard et Thomas Paris, les auteurs du livre "La fabrique des start-up" (éd. Pearson).
Je m'abonneLes entreprises ont un besoin vital d'accélérer leur rythme d'innovation dans de très nombreux domaines de l'économie qui sont en grande transformation et parfois déjà très menacés. Il a fallu cinquante ans au téléphone pour atteindre 50 millions d'utilisateurs, et seulement six mois à Instagram pour atteindre ce nombre. Des applications virales y parviennent en moins d'un mois.
Les entreprises sont ainsi concurrencées directement ou indirectement par des start-up qui n'ont rien à perdre et vont très vite. Elles sont aussi concurrencées par des acteurs historiques qui accélèrent, ou par de grands acteurs du digital qui viennent empiéter sur leurs plates-bandes. Elles doivent faire face à des disruptions nombreuses dans leurs industries. Leur organisation n'est pas armée pour faire face à ces changements rapides et structurels du monde, les profils de leurs équipes non plus. Dans tous les pays, leurs dirigeants sont issus de parcours académiques de haut niveau et leurs carrières sont très normées ; ils tendent à être plutôt réfractaires au changement d'un monde qui leur a bien réussi jusque-là.
Ils ont mis en place des processus séquentiels d'innovation incrémentale dit "Stage-Gate" très rassurants mais très chers et très longs... et qui délivrent parfois des produits alors qu'ils sont déjà dépassés. Les entreprises sont désarmées dans un monde où les entrepreneurs n'ont de cesse de transgresser, de casser les normes et de réinventer de nouvelles façons de faire. Ce n'est sans doute pas un hasard si les fondateurs de Free, Google, Apple et Facebook n'ont jamais obtenu leur diplôme. Ils n'étaient pas complètement dans la norme ou trop attirés par la fièvre de l'entrepreneuriat et c'est un des secrets de leur réussite.
Les entreprises n'ont donc pas d'autre choix que de s'inspirer des méthodes entrepreneuriales, par essence transgressives. Ils ont déjà commencé, dans des proportions différentes selon les secteurs et les régions. Elles étaient peu nombreuses à embrasser cette " révolution entrepreneuriale " avant 2010. Depuis, pratiquement aucune organisation ne peut se permettre de ne rien faire en ignorant la transformation entrepreneuriale du monde économique ou en basant sa stratégie sur l'hypothèse qu'il s'agit d'un phénomène passager.
Ces grandes organisations ont un poids très important dans les économies occidentales et asiatiques. Leur levier sur l'innovation et la création de valeur est potentiellement bien plus grand que celui des start-up lorsqu'elles parviennent à se transformer du fait de leurs moyens et de leur empreinte. Certaines l'ont fait de façon remarquable. Certaines l'ont fait de façon volontariste mais maladroite. D'autres l'ont fait de façon timide mais intelligente. Un faible nombre en est encore au défrichage. Nous ne citerons ici que des initiatives qui ont été communiquées par les entreprises. C'est la partie émergée, mais significative, d'un ensemble de dispositifs sans doute plus vaste mais en partie confidentiel.
Les dispositifs d'open innovation classiques des entreprises
Le limited partner
Des milliers d'entreprises ont investi dans des fonds d'investissement en capital-risque en tant que limited partner. C'est un investissement statistiquement peu risqué, à condition de choisir des fonds qui ont prouvé leur compétence.Il permet de faire des rencontres avec des start-up et des connexions avec son écosystème, pour un ticket d'entrée relativement faible, avec un retour financier et extra- financier : contact avec des start-up et leur écosystème, revue de pipe et des tendances de leur secteur en innovation entrepreneuriale, événements...
C'est une initiative peu risquée mais dont l'impact sur l'entreprise est souvent limité aux quelques interlocuteurs en contact avec les start-up. On qualifie donc ce type de projet " low risk, low reward ". Dans certains cas, des entreprises ont négocié que des cadres intègrent l'équipe du fonds pendant une période définie, de façon à apprendre et à optimiser les collaborations avec l'entreprise investissant, à l'instar d'EDF avec ID Invest, Edenred avec Partech ou Suez avec Demeter.
C'est une façon intelligente d'accélérer la courbe d'expérience, à condition que les collaborateurs reviennent effectivement dans l'entreprise à l'issue de quelques trimestres dans le fonds.
Le corporate venture
Un millier d'entreprises dans le monde ont ouvert des fonds d'investissement dans les start-up. Démarche relativement rapide à lancer qui finance des start-up de son écosystème, elle permet de générer des opportunités de collaboration et de créer un comptoir pour les start-up qui cherchent un point de contact pour proposer des innovations à l'entreprise, alors qu'elles peuvent chercher longtemps un interlocuteur pertinent dans les groupes qui en sont dépourvus.
Globalement, ce corporate venture a montré son efficacité lorsque l'initiative est suffisamment portée et suivie dans le temps. Les entreprises n'ont pas toujours trouvé le mode d'emploi pour gérer les défaillances dans leur portfolio et les start-up qui mettent du temps à décoller. Mais la courbe d'apprentissage est positive, et nous avons vu dans le deuxième chapitre que l'impact est plus important pour les organisations.
Les incubateurs de start-up
À l'instar de Village by CA du Crédit Agricole ou du WAI de BNP Paribas, ces espaces accueillent des start-up dans des lieux attrayants moyennant un loyer très compétitif. Cela a un coût mais apporte une image très positive pour les groupes, potentiellement pour les valoriser auprès de leurs clients qui peuvent y trouver des sources d'inspiration... et permettre de faire du business avec les start-up hébergées, leur proposer des prestations bancaires le cas échéant.
Les start-up viennent généralement de domaines très divers, et sans forcément de relation avec le business du grand groupe qui gère l'incubateur. Le Crédit Agricole a bien transformé l'essai avec plus de vingt-cinq villes qui ont ouvert un Village, et cette initiative semble bien appropriée par les puissantes Caisses régionales dans la mesure où ce dispositif fait écho à leur philosophie de développement des territoires.
C'est un cas unique au monde de déploiement régional d'incubateur avec une telle capillarité. Ces incubateurs corporate ne rentrent pas dans le métier des start-up, et ne font généralement pas de promesse de collaboration avec le groupe ; néanmoins ils deviennent de fait de véritables acteurs de l'entrepreneuriat local pour un ticket d'entrée limité. C'est également peu risqué et relativement peu cher, mais d'un impact très variable.
Les accélérateurs de start-up
Les accélérateurs de start-up contribuent aux mêmes objectifs de communication mais sur des domaines très précis qui sont en relation directe avec le business du groupe. Les start-up sont sélectionnées sur des processus exigeants et ne payent pas leur accélération. Une dizaine de grands groupes ont ouvert des accélérateurs, notamment chez Station F : Vente Privée, BNP Paribas, Thales, Facebook, Ubisoft... L'objectif est alors d'accélérer l'innovation de chaque groupe, grâce aux start-up qui oeuvrent sur des thématiques soigneusement choisies sur des critères stratégiques. La spécialisation sectorielle permet une grande attractivité pour les start-up, qui cherchent justement de l'expertise pour construire leur singularité. Les groupes entrent dans le domaine des start-up, avec un objectif affiché de créer des collaborations.
C'est plus coûteux qu'un incubateur notamment en ressources humaines, mais bien plus impactant. Le grand groupe entend ainsi se nourrir de l'énergie entrepreneuriale des dizaines de start-up accélérées pour identifier ce qui fonctionne, avec des possibilités accrues de collaborations et d'orientation de la roadmap des start-up, mais avec la limite qu'à l'issue de la période d'accélération, la jeune pousse quitte son giron et développe des collaborations avec des groupes concurrents.
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Les start-up studios
Les start-up studios pilotés par des entreprises constituent une tendance émergente. On a cité Axa, exemple pour l'instant assez singulier par son ampleur. Mais de nombreux grands groupes ont travaillé avec des start-up studios existants, avec des réalisations concrètes, ou ont créé le leur récemment ; nous avons évoqué dans le chapitre précédent Orange, Mobivia ou encore Total. Le start-up studio permet, sur le papier, d'allier le meilleur des deux mondes : des équipes internes très motivées et compétentes sur leur domaine, des ressources avec une expérience entrepreneuriale permettant d'aller vite en évitant les erreurs élémentaires.
C'est encore plus coûteux, mais lorsque cela fonctionne, l'entreprise dispose ainsi d'une nouvelle business unit très compétitive, dont elle est l'actionnaire majoritaire. Il faut aussi savoir gérer les cas des start-up qui ne rencontrent pas leur marché comme prévu.
Les acquisitions de start-up
Les acquisitions de start-up peuvent permettre d'augmenter le périmètre d'activité du groupe ou d'acquérir des technologies ou des talents.
Si la plupart des acquisitions ne produisent pas la valeur prévue, surtout quand la culture du groupe acquéreur n'est pas à même d'attirer les talents des sociétés acquises, elles sont nécessaires pour nourrir tout l'écosystème de l'innovation et aider les groupes à se transformer. Néanmoins, les directions financières et fusion-acquisition sont très prudentes car elles savent que ces opérations, relativement petites, sont statistiquement lentes à produire de la valeur. Lorsque ces initiatives " high risk, high reward " fonctionnent, elles permettent à l'entreprise d'arriver rapidement sur un territoire (géographique ou business) nouveau, voire d'impacter positivement toute son organisation ou redonner de l'attractivité à ses produits.
Lorsque l'acquisition n'est pas conduite correctement, l'équipe de la start-up se délitera peu à peu et le grand groupe risque de se retrouver avec un actif qu'il ne saura pas piloter et qu'il va finalement fermer ; des dizaines d'exemples en attestent. La bonne intégration des acquisitions est un savoir-faire que maîtrisent les grands leaders américains comme Google, Qualcomm, Oracle ou encore Accenture qui en font des dizaines chaque année, sur un process bien rôdé et visiblement performant. Nous avons rapidement cité les hackathons d'entreprise, qui ont été très à la mode entre 2010 et 2015.
Ces manifestations durant en général un grand week-end et visant à co-créer des nouveaux concepts permettent d'inviter des talents, étudiants ou start-up pour revisiter une thématique. Ceux qui ont des idées tentent de convaincre les autres de les rejoindre... et ils rejoindront d'autres équipes s'ils ne convainquent personne. On va ainsi travailler nuit et jour sur des concepts qui seront primés par un jury à la fin. Si on constate statistiquement que l'entreprise a bien du mal à capitaliser sur les réalisations, cela crée des rencontres et plante des graines, en termes de méthodes et de solutions potentielles à des problématiques données.
Il n'est pas rare que des hackathons débouchent sur des projets d'intrapreneuriat, mais leur impact est plus anecdotique que les dispositifs précédents. Par ailleurs, de nombreux grands groupes créent des dispositifs de Labs, de façon à réaliser des tests avec des start-up : on citera le Lab Postal, qui crée des expérimentations à partir de collaborations des équipes de La Poste avec de nombreuses start-up, ou encore Suez qui a lancé des dizaines d'expérimentations avec des start-up1, ou encore le Lab SFR. Ces dispositifs sont peu coûteux mais ils mettent potentiellement longtemps à produire de la valeur visible par les actionnaires.
Selon leur configuration, ils peuvent contribuer à construire une culture d'ouverture dans chaque entreprise et permettre de très vite comprendre le potentiel des technologies testées ainsi que le potentiel de collaboration avec l'équipe de la start-up lors de constructions d'expérimentations, qui sont généralement payées à la start-up pour un montant symbolique. Ce type d'initiative " low cost, high reward " pour l'entreprise devient un incontournable des dispositifs d'innovation.
Parfois ce sont des " espaces " à vocations multiples : par exemple WeLab d'Altran, Lab qui réalise de l'incubation interne, accueille des événements divers et incarne la démarche innovante de l'entreprise, ou l'iLab d'Air Liquide, ou encore Léonard, un espace innovant ouvert par Vinci en 2017. Les organisations aiment lancer des concours de start-up, plus ou moins primés, qui leur permettent de repérer quelques jeunes pousses intéressantes, de faire un peu d'animation en interne, pour un prix très raisonnable. On citera ceux de EY2 ou La Poste qui sont parmi les plus anciens. Les grandes entreprises créent aussi des start-up en interne, gérées par des collaborateurs. C'est ce que l'on appelle l'intrapreneuriat.
Ces dispositifs relèvent de l'open innovation, concept popularisé par Henry Chesbrough. Il suppose notamment la culture de l'acceptation de l'échec. Ces stratégies d'open innovation peuvent se heurter à des réflexes internes de " not invented here " de la part des équipes, c'est-à-dire de rejet des innovations " pas inventées ici ", mais il est indéniable qu'elles ont donné lieu à de belles réalisations partout dans lemonde. Elles ont permis à des groupes à la culture historiquement très fermée et secrète, comme par exemple Michelin, de mieux sourcer les innovations de leur univers. Ce groupe a développé dans les dixdernières années une démarche exemplaire et en a tiré les bénéfices.
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Les objectifs de l'intrapreneuriat dans les grandes entreprises
La plus part des exemples présentés ici sont français. S'il y a là un biais d'accès à l'information par les auteurs, il reste que la France est plus active dans ce domaine que bien des pays, et nous pouvons considérer ces exemples comme représentatifs. Il n'est pas toujours facile d'identifier un dispositif d'intrapreneuriat car les grandes entreprises ont toutes à un moment donné créé de nouvelles filiales de zéro, en les confiant à des équipes de cadres devant élaborer des feuilles de route, avec l'autonomie d'entrepreneurs, et souvent avec leurs méthodes.
SFR est ainsi né à la fin des années 1980 comme un projet de diversification de la Compagnie générale des eaux. Dassault Systèmes, qui a eu la même gestation au début des années 1980, dépasse par sa capitalisation la maison mère Dassault Aviation. Nous détaillerons ici les objectifs des différentes initiatives d'intrapreneuriat, en les illustrant d'exemples précis. Elles ont en commun de viser à porter de nombreux projets et à les développer dans une logique standardisée, généralement très encadrée, accompagnée par des ressources externes et basée sur les méthodologies issues de l'entrepreneuriat comme le Lean Start-up.
Dans la phase amont qui dure de six à douze mois, les collaborateurs y consacrent quelques jours par mois, avec pour objectif d'évoluer vers des temps pleins lorsque cette phase de défrichage se révèle concluante. Ils bénéficient des mêmes dispositifs que les start-up accélérées et l'expérience montre qu'il est très important qu'ils soient coachés. La "stratégie de l'Océan Bleu", ou "Blue Ocean Strategy", est également très utilisée pour initier de nouveaux projets en décalage par rapport aux solutions classiques d'un marché donné. La méthodologie consiste à identifier des "océans bleus", zones de création de valeur vierges de concurrence, partant de la détection de ce à quoi le client accorde véritablement de l'importance, et où l'on peut donc se démarquer des compétiteurs, qui eux se déchirent dans un "océan rouge".
À partir de l'étude de 150 organisations, les auteurs de ce concept, Renée Mauborgne et W. Chan Kim, ont mis en évidence les cas où des organisations, grandes et petites, ont ainsi lancé des innovations majeures qui ont rendu toute concurrence inaudible, en créant ce décalage dans la proposition client. Grâce à des stratégies plus créatives, leur méthode montre comment débloquer de nouvelles frontières valeur-coût, avec de nouveaux horizons de croissance rentable, même dans les industries en déclin.
Un exemple devenu célèbre depuis est le Cirque du Soleil, qui a créé un nouveau marché avec un spectacle musical et lyrique, où il était seul, loin de toute la concurrence historique des cirques. De nombreuses initiatives d'intrapreneuriat ont utilisé cette méthode avec succès pour initier leur démarche de façon encadrée et systématique.
Pour aller plus loin
Dans ce livre préfacé par Xavier Niel fondateur de Free, les auteurs Jean-François Caillard, Thomas Paris ne vous donne pas des conseils mais vous présentent tous les process, organismes et entités pour aider à créer et faire grandir votre start-up.
Voir le livre sur Amazon | Voir la fiche sur le site de l'éditeur Pearson