[Interview] Luc Ferry (1/2) " L'innovation détruit des emplois avant d'en créer "
Auteur d'un ouvrage intitulé " L'innovation destructrice ", en référence à Schumpeter, l'essayiste et philosophe Luc Ferry évoque le prix à payer pour avancer vers le progrès. L'innovation est la clé, mais elle détruit de la valeur avant d'en recréer. Entretien exclusif, première partie.
Je m'abonneemarketing.fr : Comme l'a bien compris Schumpeter, l'innovation détruit avant de créer. Que diriez-vous à tous ceux qui craignent d'innover ?
Luc Ferry : Il faut bien comprendre les freins à l'innovation si l'on veut calmer les angoisses. Si l'on réduit cela à une mauvaise volonté des individus dont on bouscule les habitudes, on passe à côté du vrai problème. Ce que montrent les économistes schumpetériens, dont Nicolas Bouzou, c'est que les grandes innovations commencent par créer du chômage, de l'inégalité et de la décroissance. Çà n'a rien de psychologique, c'est bien réel : quand Gutenberg invente la machine à imprimer, cette dernière met au chômage des centaines de copistes... Transposé à notre époque, c'est la montée en puissance d'Amazon, qui détruit quantité de métiers, dont une partie des 3 000 librairies que compte encore notre pays. De même, l'économie collaborative - Uber, AirBnB...- créera des emplois un jour, mais a commencé par en détruire. Cela pose, d'ailleurs, plusieurs questions : est-ce la fin de la croissance, comme le pensent Daniel Cohen et Patrick Arthus, deux économistes de premier ordre, ou au contraire, ces nouvelles technologies resteront-elles dans un cycle schumpetérien qui, certes, détruit des emplois mais finit par en recréer d'autres, plus nombreux et plus intéressants ?
Pensez-vous, comme l'économiste américain Jeremy Rifkin, que cette économie collaborative marque la fin du capitalisme et de la propriété, et promeut une économie de l'usage et du partage ?
Mais c'est exactement le contraire ! Les ouvrages de Rifkin ont le mérite de parler de cette évolution de l'économie mais leurs conclusions sont purement idéologiques, à la limite de l'imposture intellectuelle. Je pense, au contraire, que l'économie collaborative et l'ubérisation du monde - pour reprendre la formule de Maurice Levy - nous propulsent dans une ère de super-capitalisme dérégulé et mercantile. Les clients d'Uber Pop se fichent éperdument de rendre service au malheureux prof qui fait des heures supp comme taxi... Ce qui les intéresse, c'est le prix modique de la course, point final.
Que doivent faire les entreprises pour s'en sortir pour éviter le rouleau compresseur de l'innovation destructrice ?
Innover. C'est la seule solution : innover dans tous les domaines, du produit aux RH en passant par la communication... Face à Amazon, les libraires qui s'en sortiront seront ceux qui créeront un salon de thé, inviteront Jean d'Ormesson ou Michel Onfray... Bref, ceux qui innoveront. C'est bien l'innovation qui tire la croissance et pourtant, une innovation sur fond de tragédie : il n'y a pas de lumière sans obscurité. Ce qui pose la question politique suivante : que doit faire l'état face au rouleau compresseur de l'innovation destructrice ? Certainement pas freiner l'innovation.
Y a-t-il, en Europe, des entreprises traditionnelles que vous citez en exemple pour leur capacité à innover ?
Les Américains ont les Gafa, les Français ont la CNIL...
Il doit bien en exister, mais elles sont peu nombreuses... Il faut bien avouer que les Gafa(1) sont tous américains. Il existe, bien entendu, des entreprises européennes qui innovent mais peu qui innovent dans l'innovation, ce que font les Gafa. Un exemple ? Celui des NBIC(2). J'ai posté, récemment le tweet suivant : " Un médecin se vante d'ignorer ce que signifient les "NBIC". Honnêtement, il ferait mieux de retourner à la fac ou de changer de métier... " Ce tweet m'a valu un flot d'injures du corps médical, qui m'a demandé de quoi je me mêlais... Ces médecins-là n'ont rien compris à l'innovation. Un médecin, aujourd'hui, qui ne sait pas ce que sont la nanotechnologie, la biotechnologie, l'informatique et le cognitivisme, est totalement est à côté de la plaque. Il peut soigner un rhume mais certainement pas un cancer. Quand Google investit dans le big data pour combattre le cancer, c'est parce qu'il a très bien compris qu'en comparant des dizaines de milliards de cellules cancéreuses, il va être possible de mettre au point des thérapies ciblées et personnalisées, et au final de régler la question du cancer. Les médecins américains l'ont fort bien compris, eux qui débattent des NBIC à longueur de congrès. Or, en France, la question est quasi-éludée.
De même, en matière économique, bien que l'innovation soit la clé du progrès, la France est incroyablement en retard. Comme me le disait le patron de Google tout récemment, " nous, Américains, pensons au service rendu à nos clients ; vous, Français, pensez à la protection du citoyen. Moyennant quoi nous avons les Gafa et vous, la Cnil... "