Patrons et CONSEILLERS PRUD'HOMAUX
Qui sont ces employeurs qui prennent le temps, quelques jours par mois, de rendre la justice prud'homale? Quelles sont leurs motivations? A l'occasion des élections de décembre 2008, ils témoignent du sens de leur engagement.
Je m'abonneSa médaille couleur argent pendue au cou, Lionel Bodo, gérant de Crea (fabricant de produits antinuisibles et de produits d'entretien pour les cheminées), se prépare, dans la salle d'audience du conseil des prud'hommes de Bonneville, en Haute-Savoie. Animé par le désir de défendre ses pairs, il a voulu découvrir les rouages de l'institution mise en place par Napoléon en 1806. Une institution qui compte 210 conseils de prud'hommes et rend près de 200 000 décisions chaque année. Aujourd'hui, le président de la séance, reconnaissable par sa médaille couleur or, est issu du collège salariés. Il ouvre la séance. Réclamations du plaignant, assisté de son avocat ou d'un délégué syndical, réponse du défendeur. Les explications des deux parties durent rarement plus d'une demi-heure. Les quatre conseillers - deux employeurs, deux salariés - se retrouvent plus tard pour rendre leur décision. Acteur de l'application du droit du travail dans les entreprises, Lionel Bodo, 48 ans, est élu au collège employeurs. Il s'est présenté pour la première fois en 1997, soutenu par son syndicat professionnel. «Gérant et propriétaire, j'estime être bien placé pour défendre les intérêts de mes pairs, souligne-t-il. Cela me permet aussi de prendre la température sociale locale.» Grâce à cette fonction, le gérant a appris à négocier: «En délibéré, il faut que les points de vue se rencontrent pour trouver un accord.» Une expérience qui l'aide dans ses discussions commerciales et dans ses relations avec les 40 salariés de son entreprise. En moyenne, le dirigeant consacre 20 à 30 heures par mois à sa fonction de conseiller prud'homal. Un travail quasiment bénévole (les vacations perçues sont inférieures à 15 euros de l'heure), mais qui n'est pas du temps perdu. «J'acquiers des connaissances que j'aurais dû appréhender par d'autres biais», note Lionel Bodo.
Se former au droit. Le défaut de formation des chefs d'entreprise au code du travail est à l'origine de nombreuses procédures contentieuses. «On ne peut pas rattraper un délai non respecté ou une erreur formelle», note Alain Dartigeas, vice-président du conseil des prud'hommes de Limoges, élu au collège employeurs de la section commerce.Afin d'éviter ces écueils, ce franchisé Cuisines Plus (équipement du foyer, cuisine et salle de bain) prodigue des conseils aux chefs d'entreprise qui l'appellent. Même si les conseillers prud'homaux ne se substituent pas à des juristes, «j'apporte ma pierre à l'édifice», estime le dirigeant, qui s'investit depuis 16 ans dans la juridiction pour «jouer un rôle positif dans la société». Il passe quatre ou cinq jours par mois à exercer son rôle de conseiller prud'homal. La rédaction d'un jugement lui demande plusieurs heures de travail, généralement pendant son temps libre. Même s'il s'est entouré de collaborateurs efficaces, Alain Dartigeas n'a pas diminué sa charge de travail dans son entreprise. «Elle doit passer en priorité», rappelle- t-il. Il a d'ailleurs renoncé à la tête de liste aux élections de 2002 et s'est présenté comme remplaçant, parce qu'il connaissait alors des soucis professionnels. Un an plus tard, à la suite de la défection de certains conseillers, il a réintégré pleinement le conseil. Mais cette contrainte de temps effraie nombre de dirigeants. «Nous avons pourtant besoin déjuges», lance Alain Dartigeas. Invité à se présenter, à l'époque, par la CGPME, le chef d'entreprise tente aujourd'hui de rassurer les éventuels futurs candidats: «Nul besoin d'avoir une licence en droit social pour devenir conseiller. La première fois que j'ai siégé, les anciens m'ont épaulé. En outre, les parties prenantes aux dossiers nous mâchent souvent le travail sur le plan juridique.»
Inutile, donc, d'être un expert juridique. «Mais le fait de connaître la loi m'a tout de même évité de nombreux désagréments», estime Michel Rémy, conseiller prud'homal à Besançon depuis 28 ans. Gérant d'une société de peinture en bâtiment (Rémy Michel Peinture Décoration), il n'a jamais eu de litige aux prud'hommes avec l'un de ses 15 salariés. Autodidacte, il suit de près les évolutions du droit du travail et participe régulièrement à des séminaires sur les nouvelles lois ou la jurisprudence, organisés en général par les syndicats patronaux. Intéressé depuis longtemps par le «social» dans l'entreprise, il a franchi le pas après avoir assisté à une audience. Elu à la section industrie, le dirigeant s'occupe principalement des jugements en référé, intervenant dans les situations urgentes (par exemple lorsqu'un employeur n'a pas payé ses salariés depuis six mois). Depuis sa première élection en 1989, Michel Rémy a vu fondre les effectifs: «De 18 conseillers du collège employeurs, nous sommes passés à huit aujourd'hui, dont deux actuellement absents.» D'où des remplacements supplémentaires, non prévus sur les plannings distribués à chacun en début d'année.
Organiser son temps de travail. Un conseiller prud'homal se doit donc d'être organisé. A Bordeaux, Bruno Viguier, gérant de trois sociétés du bâtiment (Carvalho SAS, Miroiterie Rive Droite et Constructions métalliques de Guyenne SARL), se concocte ainsi «un emploi du temps millimétré» et délègue à ses plus proches collaborateurs certaines de ses fonctions. Car, outre son rôle de conseiller prud'homal, ce chef d'entreprise a multiplié les engagements civiques au sein de la Fédération française du bâtiment, du Centre des jeunes dirigeants, de la Jeune chambre économique française ou encore du réseau Entreprendre Aquitaine. «C'est une chance que la justice puisse être rendue par les acteurs de l'entreprise. Nous nous devons d'y participer pleinement, estime-t-il. Et ne pas laisser le soin à d'autres d'exécuter une mauvaise justice... D'autant que le risque prud'homal est très élevé pour les TPE-PME. De nombreux salariés demandent entre 20000 et 40000 euros de dommages et intérêts, une somme parfois supérieure à leur résultat net.» Bruno Viguier reste en veille permanente quant à l'actualité du droit du travail, de la jurisprudence et des tendances du moment. «C'était le harcèlement moral il y a quelques années, davantage la discrimination aujourd'hui», décrypte-t-il. Ce conseiller prud'homal tente d'appliquer au mieux son expérience dans son entreprise et, en cas de conflit, il sait s'y préparer. Il a ainsi gagné deux affaires, des contestations de sanctions de mise à pied pour refus d'obtempérer, grâce à sa connaissance du code du travail. «En outre, participer au conseil des prud'hommes me permet de connaître d'autres secteurs d'activité, de comprendre des problématiques différentes, poursuit le dirigeant. Les rencontres sont enrichissantes.»
Apprendre le droit, s'épanouir personnellement mais aussi rendre service à ses pairs. Au-delà des contraintes, les conseillers prud'homaux tirent satisfaction de leur expérience et de leur rôle au sein de la société. La preuve: tous les quatre se représentent à l'élection du 3 décembre.
A SAVOIR
Qui peut être candidat?
Salariés, employeurs et demandeurs d'emploi peuvent se présenter en tant que candidats aux prud'hommes. A condition d'avoir 21 ans à la date du scrutin, de jouir de ses pleins droits civiques, d'être de nationalité française et d'être inscrit sur une liste électorale prud'homale (ou avoir été inscrit au moins une fois à l'occasion d'un scrutin et d'avoir cessé d'exercer depuis moins de dix ans son activité). Les conseillers prud'homaux sont élus au scrutin de liste, à la représentation proportionnelle, par section et par collège.
LIONEL BODO, gérant de Crea
Ma fonction de conseiller prud'homal me permet de prendre la température sociale.
MICHEL REMY, gérant de Rémy Michel Peinture Décoration
Pour exercer au mieux mon rôle de conseiller, je suis attentivement les évolutions du droit du travail.
A LIRE
> LES PRUD'HOMMES, ACTUALITE D'UNE JUSTICE BICENTENAIRE
Dans l'ouvrage Les prud'hommes, actualité d'une justice bicentenaire, Diane Delacourt et Florence Gallemand dressent le portrait des conseillers prud'homaux. Près de 750 ont répondu au questionnaire envoyé par les deux ingénieurs d'étude du CURAPP (laboratoire du CNRS basé à l'université d'Amiens). On y apprend que seul un tiers des conseillers employeurs est réellement chef d'entreprise, les deux autres tiers étant composés de retraités et de salariés. ils sont principalement issus de petites structures, alors que les conseillers salariés viennent de grandes entreprises. Plus de la moitié est titulaire d'un diplôme de 2e ou 3e cycle universitaire. et un tiers d'entre eux déclare n'appartenir à aucune organisation professionnelle, ce qui n'est le cas que pour 1,3% des conseillers salariés.
Sous la direction d'Hélène Michel et Laurent Willemez, Editions du Croquant, février 2008, 256 pages, 22 euros.