Ces dirigeants qui partent avec un handicap
Création de société, recrutement et management d'équipes relations professionnelles... Le quotidien d'un patron handicapé est-il plus compliqué ? Portraits croisés de trois chefs d'entreprise hors du commun.
Je m'abonneUn homme d'une quarantaine d'années monte sur un échafaudage. Il intime un ordre à son équipe avant de redescendre et de consulter son chef de chantier pour s'assurer qu'aucun retard n'est pris. ACH Champagne Normandie Ile-de-France, entreprise de chauffage, plomberie et climatisation que Rodolphe Achard a fondée en 1994, est réputée pour la qualité de ses prestations et doit le rester. Le patron rejoint à pied un groupe de techniciens. Des tâches ordinaires d'un dirigeant ordinaire ? Pas si sûr. Un oeil avisé pourrait remarquer le léger rictus de douleur de Rodolphe Achard ou sa démarche un tantinet malaisée. Sous son pantalon, une prothèse assure la stabilité de sa jambe gauche.
Père couvreur, oncle menuisier, c'est naturellement vers le monde du bâtiment que Rodolphe Achard, alors adolescent, s'est tourné. Son ambition: devenir compagnon charpentier puis accumuler les expériences professionnelles pour créer sa boîte. Au milieu des années quatre-vingt, le Champenois se construit un bel avenir. Major de promotion et passionné par son métier, il effectue son dernier jour de travail avant sa nouvelle affectation quand un accident bouleverse sa vie. Aux manettes d'un engin élévateur, un collègue fait une fausse manoeuvre et l'ensevelit sous un tas de bois. « Un Mikado géant », plaisante Rodolphe Achard. Fractures, greffes de peau et un membre amputé ne viendront pas à bout de son rêve. Tout juste le ralentiront-ils un peu, et encore.
Autre parcours. Olivier Prêtre est étudiant en première année d'école de commerce lorsqu'il se rend compte qu'il voit de plus en plus mal. Le diagnostic tombe: aucune paire de lunettes ne lui permettra d'avoir une vision normale (il a moins d'1/10e à chaque oeil). Par goût et simplicité, il en convient, le jeune homme se spécialise dans la gestion des ressources humaines. A l'issue de ses études, pourtant, il embrasse une carrière commerciale en devenant chef de publicité dans un journal aujourd'hui disparu. «Plutôt que de chercher en vain un poste de manager, que les recruteurs m'auraient refusé par crainte que je m'avère moins efficace qu'une personne valide, j'ai préféré opter pour un poste où je pouvais faire mes preuves», confie Olivier Prêtre. Embauché au Smic, il utilise son propre matériel pour lire -un agrandisseur électronique manuel et informatique- des outils qu'il utilise quotidiennement. Bien lui a pris de se montrer «humble» puisque ses résultats performants arrivent aux oreilles d'un gros concurrent qui le débauche. «Ils ignoraient mon handicap alors pour les rassurer je me suis empressé de leur dire que je maîtrisais toutes les démarches auprès de l'Agefiph (Association de gestion du fonds pour l'insertion professionnelle des personnes handicapées, NDLR) et que j'étais opérationnel de suite. » Il gravit les échelons dans ce groupe de média pendant sept ans. En 2001, il monte Dialogues et Solutions, agence de communication à Paris, qui compte aujourd'hui cinq salariées.
Toujours se justifier. Nicolas Tomaskovic, gérant de Diapason RH, cabinet conseil montpelliérain spécialisé dans l'emploi des personnes handicapées, n'a pas eu la chance d'Olivier Prêtre. A la suite d'un licenciement économique, il perd son poste de directeur commercial et reste six ans au chômage malgré un CV impressionnant: DEA de sciences politiques et master en droit des entreprises et des affaires. Il décide alors de créer son propre poste en 2009. «J'ai choisi le secteur de l'emploi des personnes handicapées car je dispose d'une formation juridique solide et ma cécité me confère une expertise évidente auprès de mes prospects », précise le trentenaire, aveugle à la suite d'un cancer de la rétine à trois ans. Sa société propose aux dirigeants de concevoir une stratégie RH intégrant le handicap à travers des sessions de sensibilisation des collaborateurs. Les participants découvrent le matin du premier jour que leur formateur est handicapé visuel. «Je dois insister sur les points forts de mon parcours académique et professionnel pour légitimer mon intervention », regrette Nicolas Tomaskovic. Auprès de ses pairs, la
reconnaissance n'est pas non plus au rendez-vous. Et de citer l'exemple de ce club d'entrepreneurs où il est accueilli ainsi: «Vous avez dû vous tromper monsieur, ici c'est une réunion de dirigeants. » Quant à son banquier, il le fuit. «La première fois qu'il m'a vu après avoir hérité de mon dossier, il m'a demandé à deux reprises si j'étais bien le gérant», déplore le chef d'entreprise. Depuis, difficile d'obtenir un rendez-vous. Reste que tous ces obstacles ont renforcé sa ténacité. «Ma combativité est un atout qui devrait me permettre de tirer des revenus décents de Diapason RH d'ici deux à trois ans », assure-t-il. S'il était amené à recruter du personnel (aujourd'hui, il est seul), à CV égal, son coeur penchera vers un salarié handicapé.
Rodolphe Achard, quant à lui, a fait de l'emploi de cette population l'un des moteurs de son entreprise. « J'ai tellement galéré dans ma jeunesse pour décrocher des stages que je veux aider ceux à qui les autres ferment la porte », indique le président de ACH Champagne Normandie Ile-de-France, qui accueille 17 collaborateurs invalides sur 150, deux fois plus que le seuil légal : 12 % au lieu de 6 %. Mais faire travailler ensemble tout ce petit monde n'est pas toujours facile. Quand Denis, soudeur sourd et muet, se renferme et multiplie les erreurs, Rodolphe Achard fait preuve de pédagogie et de fermeté pour inciter ses équipes à réinstaurer le dialogue. Quant à sa particularité de dirigeant handicapé, il force l'admiration de ses collaborateurs. «Résultat, mes salariés ne tirent jamais au flanc, se félicite-t-il. Ils sont fidèles et viennent travailler même une jambe dans le plâtre ! » En termes de management, Rodolphe Achard estime être un dirigeant comme les autres. Il n'hésite pas à licencier un salarié s'il ne fait pas l'affaire, handicapé ou non. Sa différence, le dirigeant l'a longtemps cachée, convaincu que la vérité aurait compliqué ses relations avec ses financiers et ses partenaires. Aujourd'hui, il l'évoque plus sereinement. Sans se plaindre, ni demander d'indulgence, ni d'aide.
À l'inverse, Olivier Prêtre n'hésite pas à confier l'écriture d'un document à l'une de ses cinq collaboratrices car sa déficience visuelle le ralentit sur certaines tâches. « Cette situation crée un climat de confiance et de transparence bénéfique pour Dialogues et Solutions. » Lui qui a toujours voulu s'asseoir dans un fauteuil de p-dg s'épanouit davantage dans son travail depuis qu'il a quitté son poste de salarié exécutant. Fini les longues heures à remplir des reportings, les yeux rivés à une loupe. « Mon statut me permet de déléguer les missions opérationnelles délicates pour moi et de me concentrer sur la stratégie où mon handicap n'a rien... d'handicapant. »
OLIVIER PRETRE, dirigeant de Dialogues et solutions
Je délègue les missions délicates pour moi et me concentre sur la stratégie où mon handicap n'a rien d'handicapant.
La cécité de Nicolas Tomaskovic l'a mené à l'entrepreneuriat. Il est, depuis 2009, gérant de Diapason RH.
NICOLAS TOMASKOVIC, gérant de Diapason RH
Je dois insister sur les points forts de mon parcours pour légitimer mon intervention lors des formations que j'anime
RODOLPHE ACHARD, dirigeant d'ACH Champagne Normandie Ile-de-France
J'ai tellement galéré dans ma jeunesse pour décrocher des stages que j'aide ceux à qui les autres ferment leur porte.