Abus de biens sociaux: des limites à ne pas franchir
Il est des dépenses que votre entreprise peut vous offrir, et d'autres qu'elle ne peut en aucun cas consentir, sous peine de vous attirer de sérieux ennuis. Voici les clés pour éviter de tomber dans l'abus de biens sociaux, et pour s'en défendre.
Je m'abonne«Quand je colle un timbre payé par l'entreprise sur une carte d'anniversaire destinée à ma fiancée ou que je lui passe un coup de téléphone avec la ligne de l'entreprise, je suis coupable d'abus de biens sociaux... Ca paraît déjà bizarre!, s'insurge un jeune entrepreneur solognot spécialisé dans l'électricité verte. Mais qu'une erreur de gestion puisse me mener au tribunal alors que je suis de bonne foi et que ce n'est simplement pas mon métier, là c'est absurde.» A l'image de cet ingénieur devenu entrepreneur, les dirigeants de PME sont, de fait, confrontés à une législation stricte qui constitue le délit d'abus de biens sociaux (ABS), quelle que soit la somme détournée ou les conditions d'exercice de gestion.
Une réforme de la loi envisagée. En affichant une claire intention de réformer le droit des sociétés, les déclarations de Nicolas Sarkozy, à l'université du Medef, en septembre dernier, laissent croire à une possible et partielle dépénalisation de l'ABS. Si, un mois plus tard, la ministre de la Justice, Rachida Dati, a confirmé que l'abus de bien social ferait toujours l'objet d'une sanction pénale, un groupe de travail présidé par Jean-Marie Coulon, premier président honoraire de la cour d'appel de Paris, a néanmoins été mis en place. L'évolution de l'ABS est en marche. En attendant une telle évolution de la loi, le dirigeant d'entreprise se doit de connaître les articles actuellement en vigueur. Inscrit dans le code de commerce (L 241-3 pour les SARL et L 2426 pour les SA), l'ABS est un délit pénal. En effet, en droit français, l'entreprise est considérée comme une personne indépendante. Le fait d'abuser de cette personne, fût-elle morale, constitue donc une faute pénale. Ces articles prévoient des peines d'emprisonnement allant jusqu'à cinq ans et des amendes plafonnées à 375 000 euros. Comment la loi définit-elle l'ABS? Comme un usage abusif contraire à l'intérêt social d'une entreprise. «L'usage abusif peut résulter d'actes ne trouvant aucune justification économique comme, par exemple, céder des parts à un tiers sans contrepartie, ou bien d'actes faisant courir à la société des risques disproportionnés par rapport à ses capacités, explique ce juge siégeant à la 11e chambre du tribunal correctionnel de Paris, spécialisée en droit des affaires. Ce sera le cas d'un dirigeant qui conclut une affaire pouvant de manière prévisible remettre en cause l'existence de son entreprise.»
Mais, ce n'est pas tout: un dirigeant peut aussi être inquiété s'il s'abstient intentionnellement de réclamer à une autre entreprise, dans laquelle il a des intérêts, le paiement de livraisons effectuées. La loi protège donc expressément les biens sociaux entendus au sens large, depuis les biens immobiliers jusqu'à la capacité d'emprunter. Céder un immeuble social pour un montant dérisoire entre dans la catégorie de l'ABS, au même titre que se porter caution, sans fondement, pour un prêt. «L'esprit de la loi est d'empêcher tout acte de nature à faire peser sur la société le risque d'une perte ou d'un appauvrissement sans contrepartie», résume le magistrat.
L'aspect du délit ne concerne pas seulement votre patrimoine. Il peut s'agir d'intérêts moins tangibles, de convictions politiques par exemple, et de l'utilisation de votre structure pour soutenir une campagne, la vôtre ou celle d'un tiers. En outre, en matière d'ABS, le délit est constitué quel que soit le montant des sommes détournées. «Bien sûr, on fera la part des choses entre un simple coup de téléphone et une facture astronomique de vêtements de luxe, précise maître Fabrice de Korodi, mais l'idée est toujours la même: vous ne devez pas léser votre entreprise.» Vous pouvez également être considéré comme complice, si vous avez laissé un associé ou un membre du directoire, par exemple, se rendre coupable d'une opération litigieuse en accordant une signature complaisante de chèques ou en lui donnant une procuration sur le compte bancaire de la société.
Des arguments pour vous défendre. Si la mauvaise foi du dirigeant est le fondement de la constitution du délit (c'est même l'une des deux conditions pour être poursuivi pour ABS, avec le fait d'occuper des fonctions de direction), sachez que l'argument de l'ignorance ou de la négligence ne fonctionnera pas. «Ce sont des chambres spécialisées dans le droit des affaires, explique Fabrice de Korodi, il ne sert à rien de prendre les juges pour des idiots.» Nul n'est censé ignorer la loi et le dirigeant est supposé apprécier la portée de ses décisions. Une tenue irrégulière de la comptabilité ou l'absence de convocation aux assemblées, par exemple, pourront servir au tribunal à établir la mauvaise foi du dirigeant. En revanche, il existe des arguments qui n'effaceront pas la constitution de l'infraction, mais que vous pourrez utiliser pour votre défense. La transparence, par exemple, peut jouer en votre faveur. Si le fait d'avoir agi clandestinement crée une présomption d'intérêt personnel et de mauvaise foi, le contraire n'est pas vrai: le fait d'avoir agi de manière transparente n'exclut pas que le délit d'ABS soit constitué. Mais il peut aider à convaincre les juges de votre bonne foi. Avoir inscrit en comptabilité une dépense accusée de servir de détournement allégera peut-être la peine requise. Les prévenus invoquent parfois des contraintes extérieures pour justifier leurs actes. C'est le cas des dirigeants de droit (mais pas de fait) qui, dans le seul but de conserver leur emploi dans des sociétés où ils sont soumis à la volonté d'actionnaires tout puissants, acceptent de leur octroyer des avantages indus. Ces éléments de contrainte extérieurs, parfois bien réels, s'ils peuvent influencer la peine requise, n'ont en revanche aucun effet sur la constitution de l'infraction. Par ailleurs, la restitution des sommes détournées ou toute proposition de compensation n'effacent pas non plus l'ABS quand il a été caractérisé.
Une exception pour les groupes de sociétés. Vous trouverez peu de moyens de défense efficaces dès lors qu'un acte contraire à l'intérêt social a été commis en toute connaissance de cause. Toutefois, l'apparition des groupes de sociétés a eu un impact sur l'appréciation classique de la notion de d'intérêt social en droit pénal des affaires. Une adaptation rendue nécessaire par le fait qu'au sein des groupes de sociétés, certains comportements, malgré l'existence de finalités économiques tout à fait pertinentes, risquaient eux aussi de tomber dans le champ de l'abus de biens sociaux. Ainsi, un don d'argent réalisé sans contrepartie entre deux sociétés membres d'un groupe peut, certes, dans un premier temps, être nuisible à la première, mais, à plus long terme, lui profiter en améliorant la situation générale du groupe. Cependant, la loi encadre strictement cette dérogation à l'ABS et, dans les autres cas, les amendes viennent rappeler au dirigeant sa responsabilité juridique. «Si peu de peines de prison ferme sont prononcées, témoigne maître Fabrice de Korodi, les juges punissent par là où le dirigeant a péché: le porte-monnaie.» Et, s'ils décident de ne prononcer qu'une simple régularisation, il faudra en passer par un contrôle fiscal ou social. Sachez, enfin, que vous pouvez être victime d'une dénonciation anonyme. Ce qui vous rend d'autant plus vulnérable face au tribunal. L'ABS, contrairement à ce que ses initiales évoquent, est une véritable épée de Damoclès qui pèse sur le dirigeant. Epée dont le chef d'entreprise sera bien inspiré de se prémunir: pour cela, l'honnêteté reste la meilleure défense.
A SAVOIR
La petite histoire et la grande Histoire
- La notion d'abus de biens sociaux (ABS) est apparue en droit français en 1935: c'est le Premier ministre Pierre Laval qui, par un décret du 8 août 1935, l'inscrit dans le code du commerce.
- La création de l'ABS en délit fait suite à plusieurs scandales qui ont marqué la IIIe République, comme l'affaire Stavisky, qui mêlait politiques, banquiers et personnalités des médias.
- En 2005, selon les chiffres du ministère de la Justice, 497 condamnations pour ABS ont été prononcées. Pour l'ensemble des infractions au droit des sociétés, le montant moyen de l'amende était de 2 633 euros
@ FOTOLIA/MIKAEL DAMKIER/LD
COMPRENDRE
Le feuilleton de la prescription
Le débat sur le point de départ de la prescription de l'abus de biens sociaux est l'objet d'un véritable feuilleton qui dure depuis plus de quinze ans et a fait l'objet de rebondissements importants au cours des dernières années. Si ce délit est devenu, au fil de la jurisprudence, quasi-imprescriptible, c'est parce que, sans rapport avec la gravité des faits, les abus de biens sociaux sont souvent découverts a posteriori.
Pour ce délit, la loi prévoit l'application de la prescription triennale de droit commun. En principe, celle-ci commence à courir au jour de la réalisation matérielle du délit, c'est-à-dire au jour de l'accomplissement de l'acte délictueux. Toutefois, parce que l'abus de biens sociaux s'accompagne le plus souvent de manoeuvres visant à masquer les détournements, la chambre criminelle, dans son arrêt du 10 août 1981, a repoussé le point de départ de la prescription, au «jour où le délit est apparu et a pu être constaté dans des conditions permettant l'exercice de l'action publique». Depuis, un arrêt de la chambre criminelle du 5 mai 1997 est venu préciser que la prescription de l'action publique du chef d'abus de biens sociaux court, sauf dissimulation, à compter de la présentation des comptes annuels par lesquels les dépenses litigieuses sont mises à la charge de la société«. En clair, vous pouvez à n'importe quel moment être accusé d'ABS et il vous reste trois ans, une fois vos comptes présentés, pour faire face à vos accusateurs.