[Tribune] Grève à iTélé : qu'est-ce que la clause de conscience ?
Publié par Sophie Lemaître, associée du cabinet MBA le - mis à jour à
Les salariés d'iTélé poursuivent leur grève en protestation contre l'arrivée de Jean-Marc Morandini. Beaucoup invoquent leur clause de conscience. Mais quelle est sa signification juridique ?
Les salariés d'iTélé poursuivent leur grève. A l'origine de ce mouvement qui est né le 17 octobre 2016 : la protestation des journalistes contre l'arrivée de Jean-Marc Morandini, animateur, mis en examen pour " corruption de mineur aggravée ", estimant qu'il compromet l'image de la chaîne.
La direction d'iTélé a retiré de l'antenne l'émission du présentateur durant le temps de la grève mais n'a pas décidé de son arrêt définitif qui est réclamé par les grévistes. Les salariés de la chaîne d'information qui refusent de travailler avec Jean-Marc Morandini pourraient donc faire valoir leur clause de conscience.
Qu'est-ce que la clause de conscience ?
Elle permet à un salarié de quitter son employeur à l'occasion d'un changement notable d'orientation ou de philosophie de l'entreprise, la rupture du contrat étant alors considérée imputable à l'employeur. En règle générale, cette clause doit figurer de façon expresse dans le contrat de travail, sauf pour les journalistes. En effet, ces derniers peuvent se prévaloir de la clause de conscience, même en l'absence de toute stipulation dans leur contrat, par application de l'article L 7112-5, 3° du Code du travail.
Concrètement, cet article prévoit que le journaliste peut rompre son contrat de travail lorsque cette rupture est motivée notamment par la circonstance suivante : le changement notable dans le caractère ou l'orientation du journal ou périodique si ce changement crée, pour le salarié, une situation de nature à porter atteinte à son honneur, à sa réputation ou, d'une manière générale, à ses intérêts moraux.
Dans ce cas, le journaliste qui rompt le contrat n'est pas tenu d'observer la durée du préavis mais il percevra une indemnité de licenciement.
Les juges apprécient au cas par cas la réalité du changement notable dans le caractère ou l'orientation du journal ou périodique créant une situation de nature à porter atteinte à l'honneur du journaliste, à sa conscience ou à ses intérêts moraux (Cass. soc. 21 juin 1978 n° n° 76-40.892).
Le changement est considéré comme notable par exemple :
- Lorsque le journal, qui, " avant l'acquisition de son exploitation par une société et transformation de son titre, avait une nette tendance politique, s'était orienté peu à peu vers des fins différentes, avec disparition des articles et rubriques lui donnant sa physionomie propre et remplacement de la majorité de l'équipe de direction ".
- Dans le cas où " la destitution du rédacteur en chef et son remplacement traduisaient un changement notable, à la fois important et connu du public, dans l'orientation et la nature du journal et que ce changement de personne s'était accompagné d'une crise grave et d'un conflit quasi général entre les actionnaires majoritaires de la publication et l'équipe rédactionnelle à propos notamment du soutien apporté par cette dernière à une personnalité politique ".
Il a été considéré que ces éléments étaient de nature à porter atteinte aux intérêts moraux du journaliste qui était donc légitime à se prévaloir de sa clause de conscience.
A l'inverse, le changement n'est pas considéré comme notable dès lors que les collaborateurs étaient restés les mêmes malgré le changement du directeur, journal dont l'orientation était d'autant moins perceptible qu'il s'agissait d'un quotidien d'information à grand tirage et non pas d'un journal d'opinion. Mais aussi parce que le journaliste ne précisait pas en quoi ce supposé changement d'orientation aurait porté atteinte à son honneur. Dans ce cas, le journaliste est donc simplement réputé démissionnaire et ses demandes d'indemnités sont rejetées (Cour d'appel de Paris 29 janvier 1987 n° 85-30122).
Les critères permettant de juger de la légitimité de l'exercice de la clause de conscience sont donc assez difficiles à apprécier.
En l'espèce, est-ce que l'arrivée de Jean-Marc Morandini constitue un changement notable dans le caractère ou l'orientation du journal, changement de nature à porter atteinte à l'honneur des journalistes, à leur réputation ou, d'une manière générale, à leurs intérêts moraux ? Le débat reste ouvert.
Bio
Associée au sein du cabinet MBA - Moisand Boutin & Associés, Sophie Lemaître a une expérience de plus de 15 ans dans des cabinets d'affaires dédiés au monde de l'entreprise au sein desquels elle s'est spécialisée en droit social. Elle a commencé sa carrière dans le cabinet Confino (1999-2008) pour ensuite rejoindre le cabinet Alterlex (2008-2011).
Elle accompagne et représente des entreprises de toute taille dans le cadre de leurs contentieux aussi bien individuels que collectifs, devant toutes les juridictions et intervient également en conseil (opérations de restructuration, plans de sauvegarde de l'emploi, risques psycho-sociaux, discrimination, durée du travail, rédaction des contrats de travail,...) afin d'anticiper les risques de conflit et de litige. La clientèle en droit social est très diversifiée : des multinationales, des entreprises de taille moyenne dans tous types d'activités (agroalimentaire, matériels bureautiques et photographiques, ingénierie ferroviaire, vente à distance, tertiaire, etc...).