La mode, un secteur prêt-à-changer
Publié par Agathe Jaffredo, journaliste le | Mis à jour le
En France, dans les secteurs de la production, de la création et de la distribution, la mode fait figure de poids lourd de l'économie. Si les acteurs déjà bien installés revoient progressivement leurs modèles, de nouveaux entrants font bouger les lignes. Et les consommateurs apprécient.
Chaque année, 5 millions de tonnes de vêtements sont vendues en Europe et 4 millions sont jetées, selon le collectif Green Friday. Un constat étourdissant qui a poussé ce dernier - il regroupe des acteurs comme Altermundi, Dream Act et Ethiquable - à organiser une contre-attaque pour le Black Friday. Chaque jour jusqu'à la célèbre fête commerciale, des défis simples sont lancés aux consommateurs via Instagram, pour les sensibiliser. Les entreprises adhérentes au mouvement s'engagent, quant à elles, à ne pas proposer de réductions à leurs clients durant cette période et à reverser 10 % de leur chiffre d'affaires de la journée à des associations environnementales.
Eveil de consciences
Loin d'être marginal, ce type d'initiatives n'est plus réservé qu'aux seuls acteurs étiquetés " green ". L'engagement fait consensus, car à produire toujours plus de vêtements de moins en moins chers, le prêt-à-porter est devenu l'une des industries les plus polluantes de la planète.
En août 2019, en marge du G7, 32 géants du textile - parmi lesquels Adidas, Nike, Prada, Chanel, Gap ou H&M, ont signé un " fashion pact " visant à atteindre zéro émission nette de CO2 d'ici à 2050 et à passer à 100 % d'énergies renouvelables sur toute la chaîne d'approvisionnement d'ici à 2030. Un vaste chantier qui implique de mettre en oeuvre un grand nombre de solutions innovantes, de la composition et conception des produits en tant que tels jusqu'aux éléments annexes, comme les cintres et les films de protection. On estime, en effet, à environ cinq millions de tonnes de plastiques utilisés pour ces polybags dans le monde et à environ 85 milliards de cintres produits chaque année. Le programme (Re)Set for the fashion pact est chargé de relever ce défi ambitieux qui prévoit, d'une part, d'éliminer le plastique à usage unique et, d'autre part, de s'assurer qu'au moins la moitié des emballages soient 100 % recyclés (échéance 2025 dans le BtoC et 2030 dans le BtoB pour les deux volets). " La transition verte se limite souvent à une déclaration d'intention, estime Géraldine Poivert, l'une des fondatrices de (Re)Set. Pour transformer une industrie, il faut se donner les moyens, procéder par étape et travailler en écosystème de valeurs avec les partenaires en amont et en aval. La transition, c'est beaucoup de bon sens, mais aussi de la méthode et de l'énergie. "
Une synergie indispensable, car, bien que concurrents, nombre d'acteurs de la mode ont compris qu'ils ne pourraient avancer qu'en mutualisant les moyens financiers et les capacités de recherche et développement. Pour preuve, ils sont désormais une soixantaine à avoir intégré le " fashion pact ". Et chacun y va de son petit pas pour démontrer sa volonté de faire bouger le système : collections de capsules made in France et/ou végan, collecte de vêtements à des fins de recyclage... Ni plus ni moins qu'une forme de green washing pour certains. Néanmoins, l'attente est forte du côté des consommateurs.
Près de 2 Français sur 3 affirment que l'engagement des marques et des entreprises en faveur du développement durable constitue un critère de choix important au moment des achats mode. Les aspects les plus étudiés : une fabrication respectueuse de l'environnement, dans des conditions de travail décentes avec des employés justement rémunérés, et des vêtements contenant moins de substances toxiques (source : Ipsos pour C&A, octobre 2019).
Une lente progression
La prise de conscience remonte maintenant à plusieurs années. Après la remise en cause des secteurs du transport et de l'alimentation, celui de la mode essuie aussi les critiques. Avec ses usines basées en Asie, où les conditions de travail laissent autant à désirer que les procédés de fabrication, c'est le segment de la fast fashion qui a surtout vu son modèle économique sévèrement pointé du doigt. En 2013, le scandale du Rana Plaza au Bangladesh et l'effondrement d'un immeuble faisant 1 200 victimes demeurent les symboles de ces abus.
Pour Alice Lehoux et Natacha Ruiz, auteurs du " Guide de la mode écoresponsable " (éd. Mango, 2020), l'idée n'est pas de boycotter et de faire effondrer le système, car des économies reposent sur cette industrie, mais plutôt d'accompagner ces pays dépendants dans une transition et de réduire les volumes progressivement.
Alors, concrètement, où en est la mutation ? " Les choses se font plutôt lentement, admet Dominique Jacomet, professeur à l'Institut français de la mode (IFM) et représentant de l'Union française des industries de la mode et de l'habillement (Ufimh) au sein d'Euratex. Mais plusieurs aspects ont favorablement progressé, comme la question de la traçabilité et une vigilance accrue sur les matières, grâce à des réglementations plus rigoureuses. La question du recyclage, elle, est plus complexe, on ne peut pas faire réellement de développement durable sans que ce soit économiquement viable. " Point sur lequel s'accorde Alice Lehoux : " La traçabilité des chaînes d'approvisionnement et de production et un contrôle régulier de ces dernières sont vraiment la clé de la RSE. " Et sur le terrain, avantage aux petites marques ayant un nombre de fournisseurs beaucoup plus limités que les géants du secteur. Elles peuvent ainsi remonter jusqu'aux étapes de tissage et de teinture des matières premières si elles veulent vraiment bien faire.
Reste que ces démarches ont un coût. " Les consommateurs doivent jouer le jeu, poursuit le professeur de l'IFM. Comme pour les autres secteurs, les prix sont plus élevés à l'achat. La mode a un train de retard par rapport à la beauté et à l'alimentation. Or, on considère qu'il y a un socle dur de 30 % de consommateurs qui privilégient les achats écoresponsables, avec une définition large du terme. " Si la marge de progression est importante, les démarches innovantes et séduisantes ne manquent pas.
Nouveaux modèles créatifs
Depuis quelques années, le secteur voit fleurir de nouvelles marques de prêt-à-porter orientées éthique, durables et responsables. C'est le principe de la " slow fashion " que définit ainsi Majdouline Sbai, auteur d' " Une mode éthique est-elle possible " (éd. Rue de l'Échiquier , 2018) : " Il s'agit d'opérer selon des valeurs morales : respect des hommes, de la planète et de soi. " Aussi, ces jeunes entreprises jouent-elles la carte des matières durables et de qualité, de la production française ou européenne dans la mesure du possible et selon les savoir-faire en place.
Certaines marques - Le Slip français ou 1083 - ont gagné leurs galons dans le secteur et sont devenues des références pour les consommateurs. Mais pour beaucoup, l'activité repose sur un habile usage des réseaux sociaux et sur le bouche-à-oreille.
Une chose est sûre : produire en volumes ne fait pas vraiment partie des objectifs. Trois modèles se démarquent : la création intemporelle et de qualité, voire monoproduit, le marché de niche (les matériaux vegan, par exemple) et la fabrication sur commande et personnalisable. Certaines entreprises combinant les trois. " On n'achète plus un vêtement parce qu'il est à la mode, mais parce qu'il nous va, explique Natacha Ruiz. Pour l'entreprise, il s'agit de repartir du besoin réel du consommateur pour entrer dans une démarche de co-conception et s'impliquer avec des consommateurs qui vont s'engager dans le processus de création. " C'est le créneau suivi par des marques telles que Laines Paysannes qui propose un pull, une écharpe et un bonnet en précommande pour ne produire que la quantité de laine nécessaire. Autres exemples, Atelier Unes qui propose également pulls et collants en précommande, ou le futur Atelier Loden (campagne participative en cours) qui mise sur la création de manteaux quasi sur mesure grâce à 216 combinaisons (couleurs, longueurs, poches, cols...).
Connaître et interroger ses consommateurs ? Du pur bon sens commercial, diront certains. Cependant, cette démarche ne fait plus partie des réflexes des mastodontes de la fashion, plus habitués à consulter des bureaux de tendances. En ligne directe avec leurs clients via les réseaux sociaux, les jeunes loups de la mode ont donc une sérieuse carte à jouer. Selon Dominique Jacomet, ces nouveaux entrants ont bien leur place sur le marché : " Ils correspondent au besoin de diversité du secteur. " Mais, selon Natacha Ruiz, qui accompagne également des entrepreneurs créatifs et engagés, pas d'emballement pour autant : " La question à se poser est : qu'est-ce que je vais apporter au secteur ? Plutôt que de créer une énième marque de prêt-à-porter pour femme, il peut s'agir de définir pour quel type de femmes ou à quels besoins répondre. " En outre, il est encore bien difficile de composer un look écoresponsable de la tête aux pieds, alors, de là à avoir des vestiaires 100 % éthiques, il reste du chemin à parcourir.
Témoignage
" Moins de freins sur la location de vêtements "
Lucinde Savatier, directrice marketing du Closet
Fondé par deux ingénieurs de formation, Ralph Mansour et Quentin Hayot, Le Closet a su s'imposer sur un créneau tout neuf au bon moment et avec la bonne offre : un abonnement accessible pour les vêtements du quotidien et une possibilité d'acheter la pièce en cas de coup de coeur. Depuis six ans, la marque n'a cessé de se développer : elle collabore avec une quarantaine de marques, compte actuellement plus de 20 000 abonnées (au total, 70 000 femmes ont testé l'offre) et la courbe de progression du chiffre d'affaires affiche un solide x40 depuis le lancement de l'entreprise. " Il y a, depuis un peu plus d'un an, une réelle demande. Lorsque nous avions lancé Le Closet, nous étions précurseurs en France. Il y avait beaucoup plus de pédagogie à faire sur le modèle de la seconde main, sur la location... Aujourd'hui, il y a de moins en moins de freins sur le fait de ne plus posséder les vêtements que l'on porte, expose Lucinde Savatier, directrice marketing. Un intérêt plus important est également porté à l'impact écologique et notre modèle permet d'y répondre de façon pertinente. "
En termes de collaborations, Le Closet a démarré avec plusieurs petites marques alors en quête de visibilité. Plusieurs d'entre elles perdurent, les jeunes " loueurs " et " loués " grandissant côte à côte. Et, depuis deux ans, la société fait entrer davantage de marques qui intègrent une démarche écoresponsable dans la conception de leurs produits. Un choix adopté par conviction et pour satisfaire l'exigence des clientes toujours vigilantes sur ces aspects. Le service fait, en effet, preuve d'agilité. Autre exemple récent : de nouvelles tenues homewear sont venues compléter les boxes des abonnées confinées. Côté fins de collection, Le Closet brade ses articles en ligne. Et, pour aller plus loin dans l'économie circulaire, la start-up a signé un partenariat avec Slowmod qui récupère et revalorise les vêtements sortis du circuit de location.
Le Closet
Location de prêt-à-porter
Nanterre (Hauts-de-Seine)
Ralph Mansour, président, 31 ans et Quentin Hayot, directeur général, 31 ans
SAS > Création en 2014 > 50 salariés
CA 2019 : 6 M€
Témoignage
" Plus on est petit, moins on a le droit à l'erreur "
Marie Viard-Klein, fondatrice de Minuit sur Terre
Parce qu'elle ne trouvait pas de chaussures qui allient style, qualité, écoresponsabilité et matières végans, Marie Viard-Klein décide de profiter du statut d'étudiant-entrepreneur pour créer sa marque. Avec 40 000 euros levés en crowdfunding et la volonté de dessiner ses propres modèles, l'aventure Minuit sur Terre démarre. La fondatrice fait le choix de matières innovantes recyclées à base de raisin, de pommes, de céréales et de bouteilles plastiques. Des matières conçues majoritairement en Italie, pays précurseur sur la filière et détenteur des brevets. " J'ai rapidement trouvé les partenaires qui correspondaient à mon projet, les matériaux qui convenaient et les usines qui savent les travailler, cela a été beaucoup plus facile que je pensais ", confie-t-elle humblement.
Une première collection de chaussures végan voit le jour. 350 paires sont vendues en trois semaines. La marque se développe et l'offre est complétée avec des sacs, des ceintures et des pulls. Tout est conçu au Portugal où, en plus du savoir-faire et d'une sérieuse réglementation en matière de droit des travailleurs, la jeune entrepreneure a noué de vrais liens de confiance. La marque vend à 90 % sur son site et privilégie ce mode de distribution afin de maintenir ses tarifs, ses rythmes et niveaux de production. Satisfaite de la montée en puissance des exigences de la part des consommateurs, elle déplore néanmoins un décalage de traitement : " Si un grand équipementier sportif conçoit une basket végan, il sera encensé, alors qu'il produit en Asie dans des conditions contestables. Plus on est petits, plus on va nous en demander et moins en a le droit à l'erreur. " Ce n'est pas pour autant que Marie Viard-Klein en fera moins : à sa plateforme de seconde main, s'ajoute une collecte de chaussures usagées pour être recyclées en semelles, un procédé exclusif mis au point par son fournisseur au Portugal.
Minuit sur Terre
Conception de chaussures végan
Riocaud (Gironde)
Marie Viard-Klein, gérante, 27 ans
SARL > création en 2017
4 salariés
CA 2019 : NC