[Tribune] Protection de la connaissance : un piège pour le dynamisme économique des Etats-Unis
Publié par Bernard Guilhon, professeur d'économie, SKEMA Business School le - mis à jour à
La connaissance technologique est un bien public non rival, qui peut être partagé et conservé. Elle est aussi un bien public impur, selon l'économiste américain Joseph E. Stiglitz, parce qu'il est possible de la protéger par des secrets, des brevets, des copyrights...
Depuis les années 2000, la concurrence s'est transformée sous l'influence conjointe des technologies numériques et des modèles de comportement, qui se diffusent parmi les entreprises à la frontière technologique et qui révèlent ce qu'elles font quand elles entravent la concurrence. Le blocage de la diffusion des connaissances joue un rôle déterminant dans ce processus.
De nouvelles régularités empiriques
Les travaux convergent pour dégager les faits les plus marquants. Sur la période 1995-2015, la part de marché des huit premières entreprises américaines s'est accrue dans 75% des industries, ce qui traduit une concentration croissante. C'est également le cas des supermarchés. Les marchés américains sont devenus moins concurrentiels que les marchés européens.
Quand la concentration augmente, les profits s'accroissent. Le rapport des bénéfices aux ventes augmente de 4 points aux Etats-Unis, alors qu'il baisse de 1 point dans l'Union Européenne. Cette augmentation ne traduit pas une efficience opérationnelle accrue, mais des marges de profit plus élevées dans les plus grandes entreprises. La part des profits augmentant, la part revenant au travail diminue dans ces entreprises.
Les marchés numériques enregistrent un basculement provoqué par la dynamique " the winner takes most of the market ". Les entreprises qui bénéficient d'économies d'échelle et d'effets de réseau érigent des barrières à l'entrée qui pénalisent l'innovation et bloquent la croissance de la productivité. De plus, les dépenses de lobbying des grandes entreprises et la multiplication des réglementations augmentent les coûts d'entrée qui sont nuisibles aux petites entreprises. On parle de "la capture du régulateur" par les grandes entreprises.
Les coûts d'accès à la technologie accroissent les asymétries entre les entreprises à la frontière et celles qui restent bloquées dans une trappe à productivité parce qu'elles ne peuvent pas atteindre rapidement les effets de seuil nécessaires pour se développer.
Le blocage de la diffusion des connaissances
Parmi les éléments d'explication proposés, les modélisations effectuées privilégient le grippage de la diffusion des connaissances qui explique à lui seul 70% du changement observé après l'an 2000 (U. Akcigit et S.T. Ates, "What happened to US business dynamism ?", Becker Friedman Institute, Working Paper, n° 2019-56). Trois éléments entrent en jeu.
- La numérisation accroît les difficultés de la diffusion des connaissances entre les entreprises. Les processus de production dépendent fortement des connaissances tacites accumulées sous forme de données massives et privatisées. Tout élément numérisé est susceptible de produire des informations et les données extraites et analysées représentent un actif économique qui s'accumule et s'approprie et dont la valeur dépend des capacités numériques des entreprises qui se renforcent par l'apprentissage. Ces capacités ne sont pas transférables entre les entreprises, elles constituent des ressources spécifiques et déséquilibrent la concurrence sur les marchés.
Les avantages que procurent les données massives sur les usagers se conjuguent aux investissements dans les meilleurs outils pour les utiliser. Les meilleures données permettent de rendre de meilleurs services, ce qui renforce les avantages et marginalise les petites entreprises. Dans les marchés concentrés, les entreprises dynamiques imposent dans l'esprit des consommateurs leurs produits comme essentiels, les barrières à l'entrée érigées par les "big data" bloquent la concurrence.
- Quand la diffusion de la connaissance est moins fluide, les entreprises leaders sont protégées de l'imitation par les firmes en retard. L'écart de productivité se creuse, le pouvoir de marché des leaders s'accroît, les suiveurs sont découragés ainsi que les entrants potentiels. Le taux d'entrée des nouvelles firmes diminue, les start-up sont moins nombreuses et la part de l'emploi revenant aux petites entreprises a régressé de 30% entre 1990 et 2015. Dans le même temps, la baisse de la pression concurrentielle entraîne une baisse de l'innovation chez les leaders.
- L'usage des brevets s'est modifié. Les entreprises dynamiques protègent leurs actifs immatériels en multipliant les dépôts et les achats de brevets. Les transactions sur les brevets impliquant les petites entreprises ont fortement chuté sur la période 1980-2015, alors que les grandes entreprises sont celles qui en achètent le plus, au point que les actifs intangibles représentent 84% de la capitalisation des entreprises du S&P 500 en 2015. Destinés initialement à protéger les inventeurs pendant une période donnée, les brevets ont acquis un caractère stratégique lié à la volonté de bloquer la concurrence ou de contraindre à la négociation. On observe que les brevets sont moins originaux, ils ont une portée plus étroite. Ils n'ont pas comme motivation essentielle d'atteindre de nouveaux domaines, ils ont plutôt un usage interne en étant destinés à renforcer les positions existantes et à protéger le coeur technologique de l'entreprise. Ils participent à une privatisation de la connaissance en provoquant des effets d'éviction et en limitant les retombées dont pourraient bénéficier les entreprises concurrentes.