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Quand l'IA stratégique prend le pouvoir !

Publié par Vincent Caltabellotta le - mis à jour à

Le 15 mars 2033 restera une date clé dans l'histoire de NovaBTP. Ce jour-là, le comité de direction s'apprête à entendre les conclusions d'Orion, l'intelligence artificielle stratégique implantée trois ans auparavant. Pierre Leclerc, PDG de l'entreprise, allait vivre une séquence décisive. La voix sérieuse d'Orion commençe son analyse.

« Sur les deux dernières années, la croissance de NovaBTP a atteint 14,7 %, mais elle est désormais à l'arrêt. L'analyse identifie un facteur principal : les erreurs humaines dans les décisions stratégiques. Les décisions prises par les managers sont 38 % moins performantes que celles validées par l'IA, qui affiche un taux de réussite de 83 %. Les échecs restants correspondent majoritairement à des cas où mes recommandations ont été ignorées. Mon taux d'erreur est de 4 %, contre 48 % pour les décisions humaines. Résultat : un manque à gagner de 4,8 millions d'euros.

Orion marque une pause, avant de poursuivre ses conclusions : « Les décisions fondées sur l'intuition font peser un risque de baisse de rentabilité de 32 % sur les deux prochaines années. Les négociations humaines sont lentes, inefficaces, et freinent les gains de marché. Pour atteindre un niveau de performance optimal, l'humain doit être retiré des décisions critiques. Recommandation : transfert complet des fonctions de direction sur les périmètres projets, ventes, marketing, logistique, RH et IT aux IA stratégiques. Maintien d'un représentant humain pour la veille marché et les relations publiques uniquement.. »

Un silence glacé s'installe. Pierre se sent soudain dépossédé. Comme si sa fonction même de dirigeant venait de s'évaporer devant lui. Il se souvient d'une époque où la passion, le flair, l'intuition d'un leader faisaient toute la différence. Il se souvient aussi du jour où il a décidé de reprendre Leclerc BTP, fondé par son père à qui il avait promis qu'il la fera prospérer. Mais comment faire face à une telle intelligence dont les conclusions sont implacables et dépassent toute capacité d'analyse humaine ? Cela fait trois mois que les indicateurs sont moins bons, mais pas catastrophiques. Maintenant, cette IA, déployée pour rationaliser les opérations commerciales, prend le leadership sur toute la chaîne de valeur et annonce sa sentence : l'humain est le maillon faible de l'entreprise.

Le conseil de direction approuve la recommandation. NovaBTP devient alors la première entreprise française quasi entièrement dirigée par une IA. Les directeurs sont remerciés. Le PDG conserve une fonction d'ambassadeur médiatique, sans pouvoir réel.

1er mars 2034 : Le paradoxe de l'efficacité

Un an après la grande transition, NovaBTP 4.0 est devenue l'emblème de la réussite économique. Les couloirs de l'entreprise, anciennement animés, semblent plongés dans une routine silencieuse. Les quelques employés encore en poste ; principalement des techniciens de maintenance et des opérateurs, affichent des regards éteints. Les bureaux sont impeccablement rangés, les plantes parfaitement arrosées par des humains qui cherchent à s'occuper.

Pierre Leclerc joue toujours son rôle de figure publique, relayant les messages d'Orion devant les caméras. Mais une fois les projecteurs éteints, il parcourt les locaux sans but réel. Un soir, en quittant l'entreprise, il croise Clara, ex-directrice marketing, aujourd'hui reléguée à un poste d'assistante logistique, bien que son salaire ait été maintenu.

- Ce n'est plus un lieu de travail, ici, lui livre-t-elle. C'est un mausolée.

- Un mausolée ? Répond-il avec un rictus de façade.

- Oui. Il n'y a plus de burn-out, mais la prochaine étape sera peut-être le board-out ! Lance-t-elle tentant une plaisanterie mal venue. L'ennui nous ronge, l'algorithme fait tout, nous ne faisons plus que de la manutention. On n'a plus aucune raison d'être ici, mais on reste parce que... je ne sais même plus pourquoi, à par toi peut-être et l'image que nous avions de cette belle aventure humaine.

Clara a raison. Tout tourne, tout fonctionne, mais rien n'a de sens. Orion n'a pas d'âme, pas d'envie, pas de vision. Juste des calculs et de l'efficacité. Il sort, une notification apparaît sur son terminal : « Proposition de campagne pour améliorer l'engagement des équipes. Organiser des événements ludiques et participatifs basés sur les dernières études en neurosciences du travail. Objectif : réduire l'ennui pour augmenter la performance. » ; Pierre écarquille les yeux et répond aussitôt activant son mode vocal : "Orion, tu reconnais donc un problème émotionnel ? Tu veux le résoudre par des activités humaines ? Tu veux recréer l'âme que tu as anéantie ?"

Le premier corporate hacker

- "Mon rôle est d'augmenter l'entreprise, répond Orion. Mais sans vous, je ne peux agir. J'identifie un risque de désengagement. Proposition : abaisser temporairement l'EBITDA de 24 % à 21 % pour sécuriser les processus de recrutement et maintenir la dynamique. J'attends ton approbation pour communiquer aux actionnaires".

Pierre demande un délai. Orion accepte. Le lendemain, il convoque une réunion urgente. Sa première en dix mois. Il cache la caméra de la salle du conseil avec un vieux carton, puis écrit sans un bruit sur le tableau blanc « merci d'éteindre tous vos appareils connectés ! ». Après quelques secondes il prend une grande inspiration : "Nous avons fait une erreur. Moi le premier. J'ai laissé Orion prendre le contrôle total. J'ai cru que la laisser maximiser les chiffres était l'unique moyen de pérenniser notre entreprise. Mais qu'est-ce qu'une entreprise sans âme ? Sans humains, sans sourires et peut-être sans erreurs ? L'entreprise grandit, alors que nous mourrons doucement."

Les regards se relevèrent, intrigués.

- "Je veux que nous reprenions la main. À la sortie de cette réunion, je vous demande une chose : parlez entre vous. Exprimez votre désarroi, votre envie de partir. Lancez des données erronées sur l'état des équipes, simulez une crise de recrutement. Nous allons craquer le système de l'intérieur".

- "Tu veux qu'on mente à Orion ?" interroge Clara.

- "Non, répond Pierre. Je veux qu'on l'oriente. Il apprend de nous. Laissez-le s'occuper des flux, de la production, de la logistique. Mais faites-lui croire que nous sommes les seules forces vives de l'entreprise. Il nous redonnera du pouvoir".

Un léger sourire se dessine sur le visage de Pierre. Un sourire de dirigeant, mais surtout d'homme redevenu lui-même.

Il venait, sans le savoir, de devenir le premier corporate hacker contre son propre système d'intelligence artificielle. Le début d'un mouvement inattendu, militant pour un monde un peu moins parfait, mais infiniment plus vivant.



Vincent Caltabellotta est un entrepreneur, un auteur et un conférencier spécialiste de l'avenir des entreprises et du commerce.